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CHAPITRE DEUXIEME : LES TRACES DE L’INTERCULTURALITE DANS ENFER MON CIEL ETET VOICI LE SORCIER

Contrairement au premier chapitre qui a circonscrit les concepts clés de notre sujet, ce chapitre se propose d’étudier les indices interculturels contenus dans les deux œuvres en étude de Sébastien Muyengo M.

Il s’agit d’abord de relever la présence marquante des indices culturels qui attesteraient un rapprochement entre ces œuvres. Voir en quelque sorte, le degré d’écho qui se laisse entendre en termes d’échange.

A ce sujet, P. BRUNEL et CHEVREL (1989 :29) parlent du « fait comparatiste qui s’évalue selon les critères émis sous forme des lois ». Ce chapitre démontre aisément le degré d’influence de ces œuvres, examine ensuite la nature et la qualité des matériaux qui passent de l’une vers l’autre en déterminant le modèle auquel les textes se soumettent.

Parmi les éléments qui émergent et affichent des relations de références multiples, figurent les éléments voyageurs, les emprunts, les calques, les indices, etc. qui peuvent se résumer en une thématique regroupant les réalités africaines. Il se propose enfin de cerner essentiellement les indices qui traduisent les réalités quotidiennes de la société dans laquelle évoluent les personnages. C’est donc un repère insolite et un relais interculturel incontournable.

  1. LES ELEMENTS VOYAGEURS

              Dans ces œuvres, beaucoup de vocables, de syntagmes, d’anthroponymes,  de toponymes présentent de similitude et/ou de rapprochement dans la construction de ces deux textes. Il s’agit donc des faits linguistiques, syntaxiques et sémantiques qui attestent d’une vie antérieure. Dans le cadre de cette étude, c’est le cas des emprunts, insertions, idiomes, calques, etc.

  • Les emprunts

              Le concept emprunt dans le cadre de notre étude est le mot, l’idée, thème, rapporté d’une langue donnée vers une autre. Il s’oriente dans le sens qu’en donne le dictionnaire Encarta 2009 : « le fait de prendre ailleurs et de faire sien un style, des idées, des thèmes, des expressions… » Il s’agit donc dans ce travail de déceler essentiellement les éléments textuels et idéologiques qui témoignent la présence des réalités culturelles dans les deux œuvres, abordées comme des thèmes communs qui justifient leur rapprochement. Le recours à ces réalités fait preuve de superposition des réalités qui traversent la pensée de l’auteur au moment d’opérer le choix parce que rien ne se fait au hasard. Opter pour telle ou telle autre réalité, c’est affirmer que l’on a un certain degré de connaissance et de maitrise sur ce à quoi elle renvoie.

En effet, l’auteur utilise presque le même procédé d’insertion des réalités culturelles qui relèvent de son fantasme et de sa subjectivité sur des réalités qu’il vit dans sa société réelle. Ces deux œuvres présentent un grand nombre d’emprunt qui marquent des traces ou des indices de plusieurs réalités culturelles.

              Dans Enfer mon ciel, nous remarquons l’emprunt culturel dans le propos d’Amery, ami d’Adolphe, lorsqu’il répond à la question d’Adolphe :

« Quel Prosly, ton ami avec qui vous étiez au séminaire? Ah! Celui-là c’est un véritable ngounda. (…) Tu n’as jamais entendu parler de ngounda ? » EMC p.47

Dans ce passage, ngounda est un nom désignant toute personne qui vit en France sans titre de séjour, sans papier, sans personnalité civile. Il est un emprunt de la réalité vécue à l’est de la RDC, lors des mouvements de rébellion perpétré par Nkundabatware (nkunda) et le colonel Mutebusi, tous étant des rebelles rwandais. Le nom ngounda est la francisation de nkunda, c’est-à-dire que l’auteur remplace la voyelle U du Kiswahili par sa correspondante OU en français. Il recourt aussi à la transformation de la consonne K en G pour insister sur l’aspect identitaire du porteur de ce nom (étranger d’origine rwandaise). Nous remarquons pour ces deux noms (ngounda et nkunda)  l’idée commune, celle de n’être pas originaire de, celle des gens qui sèment le désordre chez autrui. En d’autres termes, comme nkunda n’est pas originaire du Congo, les ngounda ne les sont pas non plus en France.

Dans ce même ouvrage, l’auteur, par le biais de son personne, recourt au nom bula-matari pour désigner le plan qui renvoyait l’indépendance du Zadiland aux calendes grecques. Ce passage nous le propose comme suit :

« Ce lieu est très symbolique pour les habitants de Kibourg, car c’est ici que, il y a plus de soixante ans, la police coloniale avait massacré un groupe d’indigènes révoltés contre le plan bula-matari qui renvoyait l’indépendance de Zadiland aux calendes grecques. » EMC, p.14

Dans cet extrait, « bula-matari » est un emprunt de « Bulamatari ou Bula matari » en Kikongo, réalité vécue en RDC pendant la période coloniale pour désigner celui qui brise les rochers, casseur des pierres. En réalité, ce nom fait référence à :

  • Henry Morton Stanley, journaliste et explorateur britannique, surnommé « Bula matari » ;
  • Une statue, symbole de la ville de Matadi ;
  • Dominique Bulamatari (1955), évêque ;
  • François Bullamatari, dignitaire Kongo.

       Dans Et voici le sorcier, Sébastien Muyengo recourt presque aux même emprunts incarnant la réalité vécue dans sa société de tout le jour. Ces emprunts s’ajustent au texte pour rendre le message commun entre la société du texte et celle dite réelle. C’est le cas de ce passage :

« La petite église de la rue Niangara dans la commune de Ngiringiri mérite son nom : Assemblée des Fidèles de Dieu Libérateur, en sigle AFDL (sic !)» Et voici le sorcier, p.44

AFDL dans ce passage, est le nom de la petite église qui se rebelle contre toutes les autres églises qui mettent les hommes en première position dans la gestion de l’église. Elle par contre, met la femme à la première position et les hommes sont au service de la femme. Ce nom est emprunté de la réalité vécue en RDC lors de la rébellion des années1996-1997 perpétrée par le mouvement dit AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo) de Laurent-Désiré Kabila contre le pouvoir de Joseph Mobutu seseseko. Ce mouvement était une coalition de dissidents et de groupes ethniques qui prirent le pouvoir au terme de la Première guerre du Congo. Nous retenons de ces noms l’élément commun qu’est : la rébellion pour une libération, bien que l’une soit une rébellion (bataille) spirituelle et l’autre politique.

              A l’égard de ces occurrences, nous remarquons que dans ces deux œuvres en étude, les emprunts sont un élément qui témoigne l’identité culturelle de l’auteur, parce qu’ils sont puisés dans le vécu de sa propre société. Ainsi, il recourt à ses réalités, à ses langues pour peindre le message qu’il veut véhiculer à son public.

  • Les insertions

              L’insertion désigne un processus permettant l’intégration d’une idée, d’un énoncé, d’un syntagme, d’un vocable de texte A, d’une société A au sein du système socio-économique par l’appropriation des normes et des règles de ce système. Dans cet angle, l’objet inséré, la réalité insérée entretient de rapport avec le texte ou la société qui le reçoit ; soit il peut garder son autonomie, sa mobilité, soit il n’est plus mobile, mais incorporé au texte à l’aide d’un moyen de fixation donné (pénétration ou intercalation). Les deux œuvres en étude présente un grand nombre d’insertions qui marquent essentiellement des indices ou des traces interculturelles.

Enfer mon ciel atteste bien ce cas lorsque l’auteur, par le biais de son héros, insère l’histoire de la chose malfaisante suivie dans un film comme suit :

« Nous nous sommes arrêté devant une salle de cinéma. Parmi les films proposés à l’affiche, nous avions choisi La chose malfaisante d’un certain J.Uys. Au fait de la chose malfaisante, il était question d’une simple bouteille de jus jetée de l’avion par un Européen qui survolait l’Afrique. La bouteille vide tombe près d’un village des Bochimans dans le Kalahari. Elle est aussitôt ramassée par un aborigène qui l’amène au village où on la considère comme un don des dieux. (….). » EMC. pp.52-55

Ce passage est une réalité vécue dans un film (la chose malfaisante) insérée et incorporée dans ce texte(EMC) en subissant des modifications par l’auteur qui la reçoit dans son texte. Le premier élément qui justifie cette modification est son appropriation, c’est-à-dire, rendre sien la narration du film en ne mettant pas celle-ci dans une marque d’écriture de manière à différencier les propos qui lui sont propres et ceux des autres. Nous retrouvons une autre insertion dans ce même texte lorsqu’Adolphe présente la situation du Zadilandà vingt heures quand il avait quitté sa fenêtre :

« C’était la fête. Tout Kibourg était en fête. Les gens buvaient, mangeaient, chantaient à vive voix. (…) Enfin le peuple de la faim mangeait ! Le peuple de la soif buvait. Le peuple de la misère se réjouissait. Mangeons, buvons, vivons aujourd’hui, demain ne nous appartient pas » EMC. pp.12-13

Dans cet extrait, nous retenons l’insertion du principe majeur d’épicurisme énoncé par Karl Marx comme suit : « Mangeons, buvons, car demain nous mourrons ! » Ce principe se retrouve aussi dans Esaïe 22 :13 et dans le propos de Saint Paul.

              Dans Et voici le sorcier par contre, l’auteur recourt au procédé d’insertion lorsque son personnage Mansanga, étant dans une situation difficile, fouille dans son passé en priant afin de savoir la source de son malheur.

« Mansanga entre dans son passé, fouille dans sa mémoire, prie un Notre Père et dix Je vous salue Marie… » Et v.s p.10

Les prières Notre Père et Je vous salue Marie sont des insertions dans ce texte qui gardent leur autonomie et leur mobilité parce qu’elles ne s’intègrent pas automatiquement dans le texte qui le reçoit, c’est-à-dire que l’auteur ne se les approprie pas. La première est puisée dans la sainte Bible selon Matthieu 6 :9 et la seconde dans la lecture faite par Michael Lonsdale, extrait de Et ma bouche dira ta louange, illustre par l’Annonciation de Fra Angelico1395-1455   (http ://www.wikipédia/croire/La croix.com, consulté le 24/07/2017 à 16H°).

Dans le même texte, Sébastien Muyengo insère dans un récit l’histoire d’une jeune femme qui, après des longues années de mariage sans enfant, décide de voir les guérisseurs pour son problème. Après toutes ses démarches, cette femme parvient à mettre au monde un enfant garçon qui, hélas était un grand serpent. Cette histoire est en réalité vécue dans la société réelle, précisément dans la chanson Sindona de Bahati Bukuku. Il existe bien d’autres insertions des réalités culturelles dans ces textes en étude qui se vérifient dans telle ou telle autre société réelle. Ces insertions sont à comprendre au niveau du message qu’elles véhiculent dans le texte comme :

  • Le recours aux réalités locales

              L’auteur d’Enfer mon ciel et Et voici le sorcier puise dans sa société de tous les jours, les réalités qu’il transforme dans son écrit pour amener sa société en particulier et la société africaine en général de prendre consciences des réalités qui leur sont propres afin d’améliorer leur condition de vie. Ces réalités ne sont autres que les valeurs et les antivaleurs que chaque culture perpétue dans la société.

  1. La place du rêve dans la narration

              Le rêve est conçu dans ce travail comme « un assemblage subcontient d’images et d’idées souvent incohérentes et parfois nettes et suivie qui se présentent à l’esprit pendant le sommeil » Dictionnaire Larousse illustré (2010 : 1087, 1e col.)

              Dans Enfer mon ciel, l’auteur présente le rêve lorsque son personnage Adolphe était en repos, quelques temps après ses occupations. Etant donné qu’il est beaucoup agressé par son père, son esprit s’est troublé parce qu’il était devenu trop pensif. Il se force pour oublier, mais l’image de son père lui revient toujours.

« Dans un sommeil qui n’était pas un, j’entendais le convoyeur crier à tue-tête les arrêts des bus. Cela faisait plus de trois ans que je n’avais plus entendu ces cri (…) Je me suis dit que j’étais sûrement en train de rêver. Et dans cet état de semi-éveil, je me souvenais de cette image vue à la télévision. C’est vraiment mon père qui était à la place de la célèbre journaliste Solenn soleil (…) » EMC p.7.

Dans cet extrait, l’auteur rapporte un rêve (réalité locale) comme une stratégie d’écriture pour mettre à nu le contexte dans lequel celui-ci provoque des conséquences néfastes (conflit) selon ses orientations diverses. Étant donné qu’Adolphe était beaucoup préoccupé par son voyage en France, ne pouvait développer que des rêves convergeant vers le voyage parce qu’il se le représente. Dans ce sens, le rêve résulte d’un assemblage d’idées non accomplies (actes manqués) qui préoccupent la pensée et qui remontent pendant qu’on dort et s’accomplissent en termes de rêve. Ce type de rêve se trouve encore développé à la page 132 lorsqu’Adolphe suivait les informations étant déjà fatigué. Quelques minutes après, Adolphe se trouve dans un profond sommeil qu’il commence à rêver.

« Il était exactement vingt heures, après le générique des informations, j’avais vu un grand noir apparaitre sur le petit écran. (…) Quelques secondes après, j’avais reconnu le visage de mon père. Le vieux Lola s’adressait à moi en me disant : Adolphe, je te dis et je ne me répéterai plus, si c’est vraiment-moi ton père, tu verras ». EMC p.132.

Dans cet extrait, l’auteur présente Adolphe dans des situations difficiles toutes les fois qu’il se rappelle la parole de son père qui ne cesse pas de retentir dans ses oreilles. Depuis qu’il était arrivé en Europe, Adolphe se forçait d’oublier cette parole de son père, mais comme celle-ci préoccupait plus sa pensée, dès qu’il ferme les yeux pour dormir, cette parole remonte et se la représente comme réalité. Et c’est cette parole qui était à la base de son retour en Afrique.

              Dans Et voici le sorcier par contre, l’auteur aborde la question du rêve avec des conséquences qui mettent en conflit la personne rêvant et le sujet de son rêve.

C’est une sorte de rêve qui présente des situations qui laissent un mauvais souvenir, qui provoquent l’angoisse (cauchemar). Appréhendons cette réalité dans ce passage :

« Toutes les nuits, elle voit son Oncle venir lui tordre le cou. Le matin, elle se réveille fatiguée et elle a mal partout. Elle a beaucoup prié pour ça, mais ça ne marche pas. Elle dort avec des bougies autour du lit, une Bible lui tient lieu d’oreille, un chapelet au cou… Mais tout cela ne fonctionne pas. L’Oncle continue à occuper ses nuits » Et V.S.p 27

Dans cet extrait, l’auteur peint la narration dans un angle plus conflictuel en mettant en opposition maman Fwatu (la personne qui rêve) et son Oncle Tonton Vangu (le sujet de son rêve). Ce conflit n’est rien d’autre que le fait que maman Fwatu considère son oncle Vangu comme ennemi simplement parce que celui-ci lui a apparu de manière agressive dans le rêve (lui tordre le cou). Dans ce sens, ce rêve n’a aucun fondement (chimère, utopie) dans le sens où ses résultats ne peuvent être justifiés par aucun fait exact, preuve. C’est pourquoi il nait une confusion totale lorsqu’on veut chercher la véracité du rêve entre celui qui rêve et celui vers qui le rêve est convergé. Maman Fwatu dit que son oncle vient lui tordre le cou pendant que son oncle n’y est pour rien. Innocent qu’il était, ne sachant pas quoi que ce soit sur le kindoki, mais aujourd’hui appelé sorcier.

Cette réalité est trop fréquente dans la narration de ce texte et est à la base de beaucoup de conflits qui gangrènent la société du texte et qui accélère son aliénation et son sous-développement parce que l’Abbé Bikula affirme-t-il : « plus la société évolue, plus cette réalité (rêve) est de moins à moins fréquente » p.28. Dans ce sens, l’Abbé Bikula aborde le rêve orienté surtout vers la sorcellerie comme suit:

« A qui veut l’entendre, il dit qu’il y a plus d’un siècle, lorsque l’Europe n’était pas encore développée comme aujourd’hui, on en parle moins. Plus les gens sont socialement autonomes et libres, plus ils ont moins peur de soient disant agents extérieurs qui leur en veulent. » Et voici le sorcier p. 28.

Dans cet extrait, l’Abbé Bikula précise que le rêve, orienté vers la sorcellerie est l’une des réalités qui sont à la base du non développement d’un peuple et de sa société. Le rêve affirme-t-il n’est qu’ « une question psychologique liée à la peur, à la pauvreté, à la solidarité mal tournée. » Et voici le sorcier p. 28.

Au regard de ces affirmations, nous remarquons que le rêve occupe une place prépondérante dans la narration de ces textes en étude et est à la base de beaucoup de conflits sociaux. Ceci se remarque souvent dans la société actuelle (réelle), surtout dans les églises dites de réveil. Par exemple : Dire à quelqu’un que « Dieu m’a envoyé pour te dire que tu épouseras ma fille » parce que l’on a simplement rêvé.

            Ce recours à la même thématique et au même procédé d’insertion témoigne d’une ressemblance entre ces deux œuvres, mais aussi d’une interculture entre la société du texte et celle réelle. 

  1. La sorcellerie

            La sorcellerie, réalité sociale, est un art dans lequel les partisans pratiquent des magies et sont de gens à qui on attribue le pouvoir surnaturel de lancer des sorts et des sortilèges.

Dans Enfer mon ciel, la sorcellerie est annoncée dans la lettre écrite par Adolphe à son père, lettre dans laquelle il demande pardon à son père pour toutes les erreurs qu’il avait commises avant de voyager pour l’Europe : partir sans dire au revoir, sans bénédiction de son père et surtout d’avoir vendu la maison de la parcelle située dans l’avenue madamé. Adolphe, en écrivant cette lettre, il était habité par la peur parce qu’il savait que toute mauvaise conception de cette lettre par son père, entrainerait des conséquences plus néfastes et pour lui et pour toute sa famille. Constatons-le dans:

« La tante Bi-Malishé fera tous les commentaires possibles. Quant à mon père, je savais qu’après avoir grondé tout le monde, il se retirerait dans sa chambre, non pas évidemment pour dormir, mais pour faire des incantations. Ne dit-on pas en famille que c’est lui qui mange toutes ses femmes ? À cinquante ans, il était à son quatrième veuvage. Je voudrais ne pas croire, que mon père était sorcier, mais on le disait tellement que cela était devenu une évidence » EMC. p. 39.

Par ces propos, nous remarquons qu’Adolphe avait tellement peur de son père, pas parce qu’il le respectait trop, mais parce qu’il savait que son père était sorcier. Et par son entendement, c’est son père qui mangeait toutes ses femmes, y compris sa mère. D’où, le conflit entre Adolphe et son père.

La parole « sois un homme » adressée à Adolphe, confrontée à l’idée de sorcellerie de son père, n’était pas seulement la façon de lui dire de prendre la charge de la famille, mais aussi, pensons-nous, à prendre son relève, c’est-à-dire, devenir aussi sorcier parce que bientôt son père ne sera plus en vie. C’est donc une invitation du père à son fils à imiter, à apprendre son métier tant qu’il est encore possible. Ce genre d’expressions ont lieu dans la société actuelle et renvoient toutes à la sorcellerie comme suit :

En Kiswahili : - « kuwa mwanaume » signifie en premier lieu : « Etre responsable, capable de… »et en second lieu « être féticheur, être protégé par des fétiches » Dans le cadre de cet exemple, le père d’Adolphe est « mwanaume » (un  homme) qu’il invite son fils aussi à devenir « mwanaume » (un homme).

Dans Et voici le sorcier par contre, la sorcellerie, est abordée plus dans le domaine de mariage lorsqu’un couple, après avoir passé beaucoup d’années de mariage, n’arrive pas à trouver d’enfant. Cela étant, ce couple développe l’idée selon laquelle : il doit y avoir quelqu’un qui soit à la base de leur malheur parce qu’en Afrique rien n’est gratuit.

              « Cela fait plus de six ans que Mansanga s’est marée à Nzau mais ils n’ont toujours pas eu d’enfants. Quel gynécologue n’ont-ils pas vu ? Le dernier leur a dit vous êtes bien, mais on ne comprend pas pourquoi vous n’arrivez pas à concevoir. (…)Devant la porte, Mansanga, apparemment triste et malheureuse (…) elle réfléchit, elle médite, elle prie plutôt. D’où peut me venir ce malheur de mourir sans enfant ?(…) les médecins disent qui ni moi, ni mon mari, personne n’est stérile. Alors quoi ? Il doit une cause, une raison ; il doit y avoir quelqu’un qui est à la base de cette situation. » Et voici le sorcier p. 9 et 10.

Dans cet extrait, l’auteur présente un couple chrétien qui, après toutes les difficultés de la vie, cède pour la croyance à la sorcellerie. Maman Mansanga exprime son étonnement, l’idée qui lui passe par la tête lorsqu’elle a entendu de la bouche du dernier gynécologue que ni elle, ni son mari, personne n’était stérile. Cela a donné à Mansanga de croire que c’est son oncle qui était à la base de son malheur parce que le jour où la famille de Nzau était venue déposer la dernière tranche de la dot, son oncle et épouse en étaient sortis mécontents. C’est ainsi que Mansanga propose à son mari ce qui suit :

              « A la fin de ce mois, trouve-moi un peu d’argent on va acheter une chèvre, un régime de banane et deux casiers de bière, nous irons chez Tonton Vangu. J’ai trouvé que c’est lui qui a le secret de ma maternité. » Et V.S p.10.

Ce propos de Mansanga affirme que Tonton Vangu est sorcier et est à la base de son malheur. Cette affirmation relève d’une association d’idées par rapport à l’acte qui s’était remarqué chez Vangu. Elle est donc une affirmation approximative basée sur des soupçons, des estimations où l’on se contente d’approcher un fait du passé à celui qui tient lieu sans s’attacher trop à son exactitude. Cette réalité est à la base de beaucoup de conflits dans la société du texte en particulier et dans la société africaine en général, simplement parce que tel sujet à problème (pauvreté, maladie, accident, etc.) s’est créer d’illusions, qu’il pense que nécessairement il doit y avoir un sujet à la base de son malheur. C’est dans ce sens que nait un conflit, une haine entre un sujet à problème et celui présumé agent du malheur.

Devant pareille situation, il se remarque souvent des confusions lorsqu’on cherche à savoir la véracité de l’accusation parce que de fois, celui à qui la sorcellerie est adressée n’accepte jamais la défaite.

« Je te comprends (…), Mais ce n’est pas grave, ça se passe comme ça chez nous : c’est toujours l’oncle le sorcier. Pourtant, tu me connais très bien, toi, pour avoir grandi sous ce toit. Ton oncle Vangu ne connait point le Kindoki (sorcellerie), ni celle dite mauvaise qui tue, ni celle qu’on prétend bonne parce qu’elle protège la famille (…) si j’étais sorcier, je ne serai pas allé vous chercher au village, toi et ta mère, pour vous protéger ici à Kinshasa contre la famille de ton défunt père qui vous avait arraché tous les biens laissés en héritage. » Et voici le sorcier p.13.

Dans cet extrait, Tanton Vangu exprime son regret, son étonnement, celui d’entendre les propos de sa nièce Masanga qui lui annonce qu’elle a découvert que Vangu est sorcier. Nous remarquons que Vangu exprime également son refus en niant qu’il ne connait rien du Kindoki (sorcellerie) et qu’il n’a jamais eu des mauvaises intentions  contre sa nièce, si non, il ne devait pas aller la chercher au village, afin de la protéger contre toutes les agressions de la famille de son défunt père. Cela étant, la situation apparait embarrassante dans le sens où la solution ne peut être trouvée, étant donné que l’on ne sait pas pour qui revient la réalité entre ces deux. C’est cette situation qui donne à l’Abbé Bikula à ne pas croire à la sorcellerie.

« Monsieur Bikula n’a jamais cru aux histoires de sorcier, mais que voulez-vous ? Pour lui, c’est une question psychologique liée à la peur, à la pauvreté, à la solidarité mal tournée (…) De toutes les façons, affirme-t-il, « si votre sorcellerie existe, mon Dieu, ma fois est plus forte qu’elle. » Et voici le sorcier p.28.

Nous remarquons donc que la sorcellerie, n’a pas de fondement, de soubassement dans le sens où elle n’a pas de preuve pouvant justifier leur résultat. Cela est dit dans un échange de l’Abbé Bikula et Maman Fwatu que nous retrouvons à la page 27 comme suit :

« Est-ce que tu es de sommeil facile ? lui demande l’Abbé Bikula.  –Avant si, mais depuis que mon oncle m’en veut, je dors difficilement. – Mais quel est l’objet de votre différend ; je veux dire le motif de votre conflit. –Rien, son mauvais cœur seulement, c’est un mauvais, je te jure, monsieur l’Abbé. » Et voici le sorcier P.27.

La sorcellerie dans cet angle est abordée suivant les affirmations approximatives et gratuites, des soupçons, des estimations.

  1. Les paradoxes ou les mythes

Dans le contexte de ce travail, les paradoxes sont de croyances profondément entée d’un individu ou d’une société  qui annihilent toute propension transformatrice (développement) en maintenant un statuquo fait de médiocrité et de paralysie. Nous distinguons donc deux types  de paradoxes : - un paradoxe central qui traverse de part et d’autre notre existence sur terre et – un paradoxe spécifique lié à des domaines précis de la vie de notre société

En effet le paradoxe central renvoie aux fossés qui séparent la profusion de nos propos (discours) en tant qu’être et la stérilité de notre pratique de transformation. C’est donc la contradiction entre la richesse de nos valeurs culturelles et la pauvreté de notre peuple (l’incapacité de se réaliser et de réaliser des projets fondamentaux). Le paradoxe spécifique par contre, revoie à des champs précis de la vie, se rattachant au fait que la société, tout en étant riche, détenant d’immenses ressources naturelles et d’énormes ressources humaines pour son développement, demeure une entité pauvre où le peuple croupit dans la misère la plus noire possible. Dans ce sens, le paradoxe et le mythe vont ensemble.

Le paradoxe se remarque dans EMC entre Paris longtemps rêvé par Adolphe (ciel) et celui qu’il retrouve en réalité (enfer) après son voyage.

« En général, ceux qui débarquent de l’Europe viennent de l’aéroport en taxi plein des valises et des valises. Moi j’avais l’air de quelqu’un qui sortait de derrière la maison. Comment ça va y’Ado, m’avait demandé mon neveu Momon. T’as fait un bon voyage ? Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. Quelque chose comme Enfer mon ciel. J’avais complètement perdu la tête, j’étais devenu fou »EMC pp.8-9

Le départ d’Adolphe en Europe était motivé par le constat qu’il avait fait : les gens viennent de l’Europe en taxi plein des valises et valises, c’est-à-dire que là, la vie est facile et aisée, or ici au Zadiland rien ne marche. Donc le seul moyen de recouvrer ma joie perdue est de m’y rendre. Après le constat et la prise de décision, Adolphe se représente directement une Europe où tout se donne gratuitement (mythe). Mais à sa grande surprise quand il y arrive, il trouve le contraire de ce qu’il croyait être la réalité. Celui qui est allé à la recherche du bonheur, récolte le malheur. Il en revient donc sans quoi que ce soit. Arrivant au Zadiland, il narre ses aventures passées en Europe à son neveu :

« Je me levais très tôt le matin et partais, je rentrais de plus en plus tard. Je marchais, je courais derrière les parisiens à la recherche, moi aussi, du bien-être. J’avais l’impression qu’ici le monde courait. On court avec le temps, on court pour la vie, on court pour la survie. Chacun avec ses préoccupations, chacun sur sa route » EMC p.60.

Dans cet extrait, le héros (Adolphe) exprime son dégout vis-à-vis de la France. La France qu’il prenait pour un ciel terrestre où coulent le miel, le lait et la manne des ancêtres devient à sa très grande surprise un enfer. Dans ce sens, l’inadéquation entre la France dans la tête d’Adolphe (ville où coule le miel, le lait…) et la France réelle dans le roman (ville dans laquelle il était sans papier, Ngounda) est ce que nous appelons ici paradoxe. Et le rêve, la représentation de l’ailleurs (Paris longtemps rêvé) est un mythe.

            Dans Et voici le sorcier par contre, nous retrouvons le mythe de la personnalité de l’homme au regard de son continent (Europe) lorsque la Fille Zawadi (Africaine) s’était mariée à Luck Van Wild, enfant d’un vieux belge, donc européen. Quelques années après leur mariage, ce couple n’avait toujours pas eu d’enfant. Cette réalité a tourné mal pour les africains, membres de la famille de Zawadi qu’ils commençaient à dire :

«Fais attention avec les blancs, les enfants ne leur disent rien. Ton mari risque de te faire passer le temps. Oza nanu mwana muke (tu es encore très jeune) » Et voici le sorcier p.19.

Dans  cet extrait, Charlie, cousine à Zawadi, fait le mythe de l’homme blanc en se représentant un blanc dans son for intérieur, imaginaire qui n’a rien à avoir avec le blanc dans sa situation réelle. Il se remarque alors un paradoxe entre le propos (mythe) de Charlie et la réalité qui s’est observée lorsque ce couple avait obtenu leur premier enfant. C’est le mari (blanc) qui aimait plus l’enfant que sa mère (africaine). D’ailleurs, c’est Luck Van Wild qui avait pris l’initiative d’adopter un enfant comme ils ne parvenaient pas à en avoir par la sueur de leur propre front. Dans cet angle, le blanc que s’est représentée Charlie n’a lieu que dans son imaginaire, son intérieur et nulle part ailleurs.

Le recourt de l’auteur à ces réalités sociales dans ces romans (rêve, sorcellerie, paradoxe, mythe etc.) exprime son sentiment personnel en fonction de la situation sociale de la population de son pays natal, parce que celles-ci sont devenues obsédantes, enclenchant des formations et des utopies, toutes dans une atmosphère pathologique qui inscrit la société de ces œuvres en particulier et la société africaine en général, dans une passivité et une attente des miracles exogènes. D’où, les espoirs inattendus placés dans l’ailleurs pour la libération sociale et le démarrage économique, l’enlisement dans des guerres fratricides au nom de d’identité culturelle, les échecs démocratiques après de nombreuses conférences nationales souveraines entreprises en échec dans un mouvement moutonnier sans véritable assise rationnelle. A ce sujet, Kä Mana conclut cette réflexion en disant :

«Tous les mythes que nous avons produits et qui devaient nous donner à nous-mêmes une image fertile de notre destinée se sont avérés n’être que des opérations oniriques sans grand impact sur notre réalité. Nous avons ainsi rêvé l’Occident, l’identité culturelle, l’indépendance, le développement, la liberté et la démocratie en nous donnant une fausse conscience de nous-mêmes ». (1993 :203).

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