Arrow Table de matières
7807093

Section 3. De la médiation (de gestion traditionnelle) à la gestion moderne des conflits : vers une mise en conformité d’une gestion efficace des conflits

L’Afrique contemporaine n’est pas l’Afrique traditionnelle, si on entend par l’Afrique traditionnelle une entité dont l’identité définissable et cernable serait perdue jusqu’à nos jours.

La société d’aujourd’hui a entassé des strates de temps très différentes les unes les autres sur une couche très ancienne qui renvoie au rapport des sexes, à la parenté, au mode de fonctionnement du religieux, se superpose une couche intercalaire qui renvoie au savoir de droit, à l’Islam, à l’écriture, à la domination des hommes, couche à laquelle vient s’ajouter une troisième, moderniste, qui tient à la colonisation et qui met en cause l’argent, la ville et l’école. 

De ce fait, ces différentes couches ou strates interagissent les unes avec les autres, et les paradigmes issus de la tradition et ceux de la modernité se télescopent constamment dans le vécu quotidien. Ce mixte singulier d’héritages différents et contradictoires à plusieurs égards est ce qui fait la particularité de l’Afrique noire contemporaine, bien que le fait de la mixité en elle-même soit le trait commun de toutes les civilisations en évolution. Nous sommes tous embarqués dans la modernité[1]. De ce fait, cette section comprend trois paragraphes. Précisément, le hiatus entre le traditionnel et le moderne (§1), la palabre (§2) et pour une gestion efficace des conflits (§3). 

§1. Le hiatus entre le traditionnel et le moderne 

Confronté à la nécessité, à l’influence coloniale d’établir une continuité entre le passé et le présent, quant à ce qui concerne les outils de gestion des conflits qui surgissent au sein des diverses communautés, le législateur africain en général et rwandais en particulier a fait plus souvent le choix de la commodité ; c’est-à-dire de la juxtaposition des systèmes juridiques originels et du système juridique de l’ancien colon français, anglais, etc. 

Dans les faits, cela a conduit à la suprématie affirmée du système de droit écrit sur la coutume orale. Le paradoxe en est, cependant, comme dit Santos, que « le droit moderne règne sans gouverner véritablement tous les comportements de la vie économique et sociale ». Aussi estil justifié de dire que « nulle part mieux qu’en Afrique », en effet le caractère kafkaïen de la présomption selon laquelle nul n’est censé ignorer la loi n’est plus évident ». Bien plus, il se creuse une distance que rien ne semble pouvoir combler entre la règle de droit et le vécu juridique des populations. La fonction essentielle de médiation du droit dans la relation à l’autre perd ici toute portée. Le droit devient ici une affaire de professionnels, de quelques initiés. Comment dans ces conditions parvenir à une justice qui apaise, qui rétablisse l’harmonie comme naguère avant l’accumulation juridique. Rapprocher la justice des justiciables dans le contexte africain contemporain suppose que le législateur aille plus loin que de faire coexister simplement différents systèmes juridiques.  

Les difficultés liées à la notion de propriété dans le système coutumier africain et dans le droit moderne en rapport notamment au droit de la terre, par exemple, sont révélatrices à cet égard.

Comment expliquer par exemple, qu’une terre peut être « donnée » en gage par son titulaire à une personne alors que la libre disposition des fruits qu’elle produit peut être conférée à une autre personne » ? Le fait de vendre une parcelle de terre et s’estimer néanmoins propriétaire des arbres fruitiers qui y poussent est encore d’un constat courant. D’une manière générale l’inadaptation ou l’inadéquation entre la loi moderne et les pratiques et croyances coutumières des populations africaines demeure un fait d’actualité et est souvent source des grandes difficultés et de conflits[2]

Au total, l’on peut se rendre compte du double déficit des pratiques de la justice dans les sociétés africaines actuelles. Ni les pratiques traditionnelles remises en cause et aux normes axiologiques devenues floues, ni les normes modernes, peu intégrées aux pratiques des différents acteurs, ne semblent répondre aux exigences actuelles. Une illustration exemplaire en est donnée par certains chefs dits traditionnels nommés par l’administration et qui sont des chefs plottants, ne remplissent ni les conditions de la légitimité traditionnelle ni de la légitimité moderne, alors qu’ils sont appelés à rendre la justice dans leur milieu. Nous sommes passés de l’âge des structures à l’âge du mouvement. L’accélération du changement des mœurs qui en résulte n’autorise pas cependant à faire l’économie de la réflexion éthique sur les fondements de nos pratiques passées et présentes, sur les principes et les valeurs qu’actualisent ces pratiques et nos conduites. 

Les valeurs ne sont que des abstractions d’une expérience passée, elles sont des ébauches prospectives ; mais avant de devenir ainsi et d’avoir un avenir elles ont un passé[3]. Il en est ainsi des valeurs de justice et de paix. 

§2. La palabre : la paix est l’œuvre de la justice 

La résolution des conflits dans les communautés traditionnelles, évoquées, ci-dessus, se fonde sur le principe que la paix est l’œuvre de la justice. La justice apparait clairement comme une condition nécessaire de la coexistence humaine. Son absence ou sa violation continue génère le conflit ou la violence qui, pour cesser d’être, doit de toute nécessité faire place, de nouveau, à la justice. Celle-ci suppose impartialité, équilibre et objectivité. Ceci est illustré par la sentence que prononce la palabre à l’issue du jugement. Cette sentence est elle-même l’aboutissement d’un processus qui met en œuvre les principes ci-devant mentionnés. En ce qui concerne d’abord l’impartialité, elle se manifeste dans l’obligation d’entendre toutes les parties, y compris du « perdant », témoigne de l’équilibre recherché. Enfin, l’objectivité transparait dans le fait que la sentence n’est le fait de personne en tant que tel, pas même d’un juge, fut-il très expérimenté. On l’attribue à un personnage anonyme dans le milieu de rendre la justice. Ce qui traduit également l’aspect impersonnel de la loi et le rejet de l’arbitraire. La résolution des conflits s’écarte, en outre, d’une vision policière de la justice et privilégie en toute constance la consolidation du lien social. En ce sens, la vérité est au service de la paix.

C’est cette logique qui explique que par exemple l’enfant adultérin ne soit pas remis à son géniteur. Le pardon qui renoue la relation avec l’autre, et suppose au préalable la réparation.

Aussi peut-on relever qu’il n’est guère de sociétés africaines à avoir fait de l’emprisonnement une institution de première importance. Si la palabre ne met pas l’accent sur l’aspect pénal de la justice, elle n’encourage pas pour autant l’impunité. Elle promeut d’autres formes de sanctions plus appropriées que l’emprisonnement, telles par exemple la compensation pécuniaire ou l’amende pour certains délits, l’exile ou le bannissement pour certains crimes antisociaux, et plus rarement la peine de mort. Il serait, en effet, injuste du point de vue de la tradition, que le coupable, au lieu d’être contraint de payer une réparation, aille séjourner dans une prison non dépourvue de confort, aux dépens de ses victimes et de la société. Seul le droit fonde le droit, seule la justice fonde la justice[4]

Ainsi pourrait être formulée la leçon de la tradition. La palabre institue un espace public de discussion et de débat où les différents protagonistes sont confiants quant au jugement qui leur sera rendu parce que familiers des règles en vigueur. Toute personne intéressée peut prendre place dans l’assistance puisque selon un dicton ibo, « un procès n’exclut personne ». Un processus participatif s’instaure ainsi : où tous, à des degrés divers, sont acteurs. La publicité de la justice est l’art consensuel de règlement des conflits qui accorde et concilie les volontés. Elle le fait d’autant plus aisément qu’elle dépasse de loin la simple légalité. Elle vise l’équité plutôt que la technicité juridique. Aristote définit l’équitable comme ce qui, « étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais le correctif de la justice légale ». La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude[5]

§3. Les exigences du présent : pour une gestion efficace de conflits 

Les principes mis en œuvre par les communautés traditionnelles auxquelles nous nous sommes référés, comme tout principe, sont transcendants de la réalité ; ils évoquent une direction d’action et appellent à la réalisation de cette action. Le contexte historique et idéologique des sociétés africaines est aujourd’hui profondément différent. L’irréductibilité du polythéisme des valeurs dans le monde globalisé actuel est un fait central. C’est bien pourquoi il est urgent de dégager les conditions d’une réappropriation dynamique de ces principes. Ce qui suppose une prise en compte rigoureuse des systèmes de représentation et des valeurs qui déterminent les comportements quotidiens des populations africaines et de leurs dirigeants, et notamment ceux de l’écrasante majorité, le monde rural. Il importe, par la suite, que ces systèmes soient rapportés à une mise en perspective théorique correcte du projet démocratique qui ne doit pas être l’affaire des seules élites mais de tous. A cet égard, par-delà toutes les préconditions supposées, il faut promouvoir, dans l’immédiat, un espace public de discussion à tous les niveaux mettant en œuvre une éthique de la discussion, c’est-à-dire les principes de la reconnaissance réciproque des intervenants, la liberté égale d’expression et de critique, la participation ouverte à tous ceux qui sont concernés. L’aspiration à vivre en  démocratie n’a de sens que si elle obéit à une motivation politique, si elle implique des citoyens capables et désireux d’y jouer un rôle. L’espace public de la discussion assure une meilleure visibilité du terrain mouvant des attentes et des croyances et permet de repérer les obstacles qui freinent la participation politique des citoyens. La démocratie n’apparait comme source de paix que parce qu’elle institue la discussion rationnelle et publique comme procédure de règlements des conflits[6]

En effet, les conflits les plus violents sont souvent ceux qui ont pour source la peur de l’autre, quelle que soit la façon dont on définit cet autre. L’attention portée au lien social dans la société traditionnelle est le meilleur gage de la résolution durable et de la prévention des conflits, le rapport au passé peut adopter un point de vue soit comme monumental, soit comme antiquaire, soit encore antique. Il est urgent pour les africains d’adopter cette dernière approche ; l’approche critique. Ce qui suppose que l’on se départit d’une conception de la tradition comme passé irréductible à la raison et à la réflexion pour appréhender la tradition plutôt comme expérience vivante et adaptable. Il y a par exemple nécessité de rechercher un équilibre entre le rôle de l’Etat et celui des groupes locaux dans la gestion des conflits. Il faut, pour se faire, rompre avec la tendance à mépriser le savoir local. Il importe d’avoir à l’esprit que l’héritage n’est jamais une donnée c’est toujours une tâche. Elle reste devant nous. Ainsi, pour une gestion efficace des conflits, il faut « recourir aux mécanismes culturels traditionnels de gestion des conflits », à l’instar de « gacaca » au Rwanda. Les mécanismes culturels traditionnels sont plus productifs et permettent la promotion de la justice réconciliatrice et du droit coutumier. L’application de ces mécanismes garantit le pardon mutuel, la collégialité de la prise des décisions, la participation communautaire dans la recherche du consensus, la prévention des conflits, la restauration de la réconciliation et l’harmonie du groupe, y compris la répression du crime, la rapidité de la procédure, la réparation peu coûteuse et la valorisation de la dignité humaine. L’appropriation des mécanismes culturels traditionnels est facile parce qu’ils ne sont pas formalisés en ce sens que l’apprentissage n’exige pas une formation académique préalable. Le système de cotation n’existe pas. Comparativement au droit écrit en usage dans les tribunaux, l’importation des mécanismes et des modèles occidentaux, ne tiennent pas compte des réalités et cultures locales. Par conséquent, l’avènement de la modernité piétine, sabote, et fait sombrer dans l’oubli certaines valeurs culturelles acquises, pour laisser la place à des comportements importés non conformes à la réalité vécue par les indigènes. La modernité toute seule, et ses modèles, n’est pas satisfaisante et convaincante pour une gestion efficace des conflits, il faut recours à la tradition qui tient compte des considérations locales et de la réalité vécue. 

[1] “Systèmes juridiques et sources du droit privé au Togo”, Ahales de l’Université du Benin, 1995, p.31. 

[2] J. VANDERLINDEN, les systèmes juridiques Africains, 1983, p.124. 

[3] Cahiers internationaux de Sociologie, vol.LXXXVIII, 1990, p.50. 

[4] O. ELIAS, La nature de droit coutumier africain, Paris, Présence africaines, 1961, p.235. 

[5] Aristote, Ethique à Nicomaque, Vrin, 1972, V.14, p.267. 

[6] J.G. BIDIMA, La palabre (une juridiction de parole), Paris, Michalon, 1997, p.15. 

Partager ce travail sur :