Arrow Table de matières
6312894

Chapitre deuxième : FONDEMENTS DE MECANISMES DE TRANSFORMATION DES CONFLITS DANS UN ETAT MODERNE

Dans ce deuxième chapitre, nous allons répondre à la question de savoir quelle est l’incidence de l’Etat moderne en Afrique traditionnelle dans la gestion de conflit. Répondre à cette question va nous permettre d’étudier respectivement, l’apparition de l’Etat moderne, son effet au Rwanda dans les crises politico-administratives et les modèles de gestion de conflits. De ce fait, ce chapitre comprend trois sections (3). Notamment, le fait générateur de conflits : cas du Rwanda (S1), les conflits tribalo-ethnique au Rwanda (S2) et le génocide au Rwanda (S3). 

Section 1. Le fait générateur de conflits : cas du Rwanda 

Dans cette section, nous allons parler de fait générateur de conflits au Rwanda. Notamment, sans prétendre à l’exhaustivité, l’importation de l’Etat moderne en Afrique traditionnelle (§1) et des origines sociales diversifiées (§2). 

§1. L’importation de l’Etat moderne en Afrique traditionnelle : le manque de cohésion sociale ou dysfonctionnement structurel au Rwanda

Dans ce paragraphe, le but n’est pas ici d’expliquer les différentes formes de l’Etat, ni d’expliquer la théorie et le processus de sa formation comme le font Bertrand Badie et Pierre Bounbaurn dans leur ouvrage sur « la société de l’Etat ». En ce qui nous concerne, l’Etat désigne succinctement un espace politique bien délimité sur lequel fonctionnent un gouvernement et les institutions y afférentes pour gouverner un peuple. Cet Etat impose une administration, gère le monopole de la contrainte et développe une série de stratégies en vue d’intégrer en son sein une nation et les communautés locales pour développer la conscience politique et une unité nationale. En Afrique, l’Etat n’est pas un produit suis-generis mais une importation de la colonisation en vue de « civiliser » les africains, de les organiser sur un espace défini nettement pour délimiter le champ d’influence des puissances colonisatrices. Cette délimitation avait pour but de contrôler les populations par le territoire, d’asseoir une administration moderne et d’exploiter les ressources naturelles du sol et du sous-sol. Il était entendu que ce processus engendre un sentiment d’appartenir à un même territoire et secrète une conscience nationale. Force est de remarquer qu’au fil des ans, le processus d’intégration des communautés locales à avorter ; d’où le repli identitaire, la remise en question de l’Etat importé et la résurgence des conflits autour du contrôle de l’appareil étatique[1]

L’Etat est volontiers un produit d’importation en Afrique. De son édification, sous cette forme particulière, est le fruit de l’expansion impérialiste de l’occident et du processus communément qualifié de « mondialisation » ou de « globalisation », même lorsqu’elle est survenue dans des sociétés politiquement centralisées en royaume ou en empires. Mais cette greffe solde par un échec. Cette question d’échec apparemment académique, est en réalité sous-jacente à la plupart des grandes mobilisations qui secouent le monde et qui émeuvent l’occident : l’avortement de la revendication démocratique dans de nombreux pays du sud, la poussée de l’islamique, la montée en puissance du nationalisme, les déchainements de guerres identitaires dont les opérations « de purification ethnique » semblent être la conclusion logique. 

Depuis les lumières de temps, la domination politique exercée par l’occident sur les pays de l’Afrique – quand elle ne la précède ou ne la prépare pas – d’une domination culturelle plus forte encore. La décolonisation, loin d’avoir fourni aux sociétés du tiers monde le moyen de trouver une organisation à leurs traditions, a même fortement accentué ce phénomène. Elle a importé l’Etat sans les considérations des identités locales, notamment la culture et les ressemblances ethniques, source des conflits identitaires et des espaces territoriaux dans l’Afrique moderne[2]

En effet, l’Afrique a importé les modèles politiques occidentaux. Leur intellectuel croit avoir construit comme celui de l’Occident. Par conséquent, la gouvernance en Afrique repose sur un système politique très fragile, n’étant pas compatible avec les institutions et les structures africaines : cause principale de la mal-gouvernance qui est à l’origine des plusieurs conflits ethniques qui contraignent le développement de l’Afrique. En effet, en Afrique, la malgouvernance lie ce qui commence à être massivement reconnue comme un handicap majeur des sociétés africaines postindépendance, à savoir : l’inadaptation structurelle et fonctionnelle de l’Etat et des institutions héritées du colonialisme, et mécaniquement plaquées chez nous, avec un mimetisme voir une servilité dont on ne cesse aujourd’hui de mesurer les conséquences plus que désastreuses dans la gestion quotidienne de nos sociétés.

L’indépendance au lieu d’être une occasion pour les africains d’associer les apports positifs de l’extérieur à ce qu’il avait de meilleur dans le patrimoine africain de la gouvernance, a été souvent le point de départ d’une ruée vers le pouvoir brut en amalgame le pire de l’Afrique au pire de l’extérieur. 

Les fonctions de l’Etat dont l’Afrique a hérité, c’est l’appareil coercitif et répressif. L’emballage du système, la tôlerie, le hardware et non pas le principe, la logique (le software), l’esprit qui justifie l’institution : la soumission à la mère de lois qu’est la constitution, la permanence, l’impersonnalité de l’Etat, sa distance et sa neutralité minimale à l’égard des citoyens ou des parties considérées comme égaux, le respect de la séparation des pouvoirs par l’exécutif, lequel accapare souvent l’espace et s’identifie à l’Etat au détriment du législatif et du judiciaire. Il est donc incontestable que l’Etat importé n’a pas notoirement généré les conflits en Afrique, non seulement en matière d’orientation, d’organisation mais aussi dans l’accomplissement de la fonction qu’il s’était assignée par-dessus toutes au début, à

savoir l’édification de « nations » cohérentes, unies et stables parce qu’intégrant harmonieusement leurs différentes composantes culturelles, ethniques sociales[3]

Bref, l’Etat moderne est un fait générateur de conflit en Afrique. Il est importé sans tenir compte des considérations traditionnelles. L’imposition de ses frontières confond les ensembles identitaires et ethniques. Par conséquent, ses mesures judiciaires, donc les mécanismes modernes de gestion de conflit, sont inefficaces pour la gestion des différends identitaires, elles ne sont pas adaptées aux réalités traditionnelles des ethnies, des ensembles communautaires, locaux. 

§2. Des origines sociales diversifiées : origine de l’ethnie Tutsi

Dans ce paragraphe, nous allons interroger la brève historique de l’ethnie tutsi. Il s’agit ici de souligner ce paragraphe comme un exemple plus concret de conséquences de l’importation de l’Etat moderne qui ne tient pas compte des réalités traditionnelles dans les rassemblements identitaires en Afrique, source de conflit tribalo ethnique, et dont les modèles modernes de gestion de conflit, n’étant efficaces, recouraient aux modèles traditionnels tels que la gacaca au Rwanda dans le cadre de la médiation. 

En effet, le monde a été marqué par des mutations depuis de temps anciens. Le déclin russe a entrainé le conflit d’identité qui s’est particulièrement répercuté sur les pays de l’Europe de l’Est et d’Afrique. A l’instar du conflit Yougoslave qui a conduit à des pertes de vies humaines et matérielles en Europe, nous voyons exploser le phénomène tutsi (appelé banyamulenge dans le cas de la RDC) en Afrique et plus précisément dans la région de grands lacs où nous situons le Rwanda. Cette communauté et ethnie est à l’origine des plusieurs conflits dans plusieurs espaces où elle s’implante. 

Par ailleurs, le mouvement migratoire des peuples nilotiques s’explique par la recherche des zones vitales. Etant de pasteurs, ils se voient contraints de mener une vie nomade pour la survie de leurs troupeaux. On le qualifie des « hamites ». Ces peuples, concentrés au départ le long du fleuve Nil, se distinguent d’autres peuples africains. On le trouve aujourd’hui en Ethiopie, en Erythrée, en Somalie, au Kenya, en Ouganda, au Rwanda et au Burundi. Ils étaient soumis au brassage avec d’autres races, notamment les hamites et les semi-hamites. De par leur culture, morphologie, vie socio-économique, les tutsi se font passer pour le peuple supérieur vis-à-vis des autochtones. Cet état de chose engendra toujours de conflit dans l’étendue où cette tribu minoritaire s’installera. 

Les tutsi se sont installés en Ouganda où le lac victoria leur offrait ipso facto un cadre approprié pour la survie de leur troupeaux qui traversaient cette région riche en pâturage pour s’installer le long de la vallée de Semliki vers les années 1890 faisant ainsi frontière le Congo-

Kinshasa à l’ouest et au sud avec le Rwanda. Les tutsi s’installe au Rwanda jusqu’à nos jours et ensuite au Burundi qui sera une ethnie minoritaire. Les tutsi sont installés aussi en RDC[4]

En effet, citons quelques territoires de la RDC dans lesquels les tutsi s’installent et dont les communautés identitaires provoquent des conflits et les mécanismes traditionnels de gestion de conflits de chaque territoire où il y a conflit pourraient satisfaire. Par exemple, les tutsi se sont installés au Congo-Kinshasa en territoires de : Mahagi, Irumu, Rutshuru, Goma, Masisi. 

  1. Territoire de Mahagi (Nord-Kivu)

Le territoire eut constitué la porte d’accès au Congo-Kinshasa, cette entrée fut d’avantage facilité par l’hospitalité légendaire des autochtones et par la politique de la porte ouverte qui régnait au temps de l’Etat du Congo-Kinshasa de Léopold. Cette cohabitation sans contrôle démographique ni limitation de partage permit aux envahisseurs tutsi de se déplacer à leur guise suivant les richesses du pâturage. Pendant que les vaches broutent, les autochtones s’éloignent de leurs champs en laissant la terre fertile aux étrangers. De cette passivité aveugle des bantous, la conquête du terrain se réalisera  doucement au profit des étrangers nilotiques malgré leur intégration dans la contrée[5]

  1. Territoire de Djugu

Le territoire de Djugu se trouve au sud de Mahagi devenu bagerere à Mahagi. Les tutsi réussissent à atteindre Djugu par la même stratégie (la recherche des pâturages pour leurs troupeaux). La négociation d’un pâturage par les vaches servit une occupation forcée en niant toute appartenance à l’ethnie bagerere et en s’identifiant à la tribu des Bahema[6]

  1. Le territoire d’Irumu

Après Djugu, les tutsi des ethnies multiples, s’acheminent tous à la recherche des pâturages et se retrouvent au-delà des frontières de Djugu et s’installa le long de la rivière Semliki pour occuper sa vallée aux inépuisables en pâturage. Balendu de Gety actuel Bunia, cette peuplade caméléon acceptera pour la première fois d’être ethnie hema de Djugu comme l’appétit vient en mangeant, ces nilotiques parviendront à monter une petite administration contre la volonté de l’autorité du chef de terre. Cette rébellion ou violation du contrat débouchera sur croisement de fer entre Hema et Lendu. Les Lendu, tribu autochtones de Bunia tuèrent le chef tutsi un certain RUMERA en 1904. Le chef tué, les tutsi resteront assujettis aux autochtones jusqu’à l’installation effective de la colonie belge. L’administration coloniale optera pour une organisation territoriale de 1917 – 1933. C’est ainsi qu’on attribuera pour la première fois une entité administrative (chefferies) aux hemas. Cette situation créa un conflit ouvert qui dégagent un bras de fer jusqu’à nos jours. 

Huit ans après l’organisation territoriale, trois chefferies seront déclarées non viables par les colonisateurs et pour des raisons humanitaires, l’autorité coloniale décidait d’octroyer aux tutsi une nouvelle terre viable. Cette attitude belge vis-à-vis de tutsi eut pour mobile, l’existence de belles filles tutsi qui constituaient le marché des débauches pour les blancs en majorité célibataires. L’administration coloniale fusionnera les trois chefferies en collectivités à laquelle elle va annexer (Lokpa, Kotchoka et Matete), baignées dans la vallée de Semliki[7].    

  1. Le territoire de Rutshuru

Après avoir réussi à s’implanter chez le Hutu au Rwanda et au Burundi, ces chercheurs tutsi bénéficieront de la complicité des belges lors de la remise et reprise familiale entre Léopold et ses enfants, pour atteindre Rutshuru à partir de Jomba, localité située au carrefour triangle entre le Rwanda et le Congo-Kinshasa. 

  1. Le territoire de Goma et de Masisi

Ayant quasi le pouvoir coutumier sur la partie de Rutshuru, les hundes se rempliront dans les montagnes des volcans bordant le parc de Virunga (ex – Albert). Ils s’y installeraient avec attitude xénophobe[8]

En somme, l’importation de l’Etat moderne et l’imposition de ses frontières dans les ensembles identitaires, et la dispersion de l’ethnie tutsi au travers de ses frontières, sont des faits générateurs de conflits au  Rwanda. Le système politique moderne est le mobile générateur de conflits tribano-ethniques au Rwanda par conséquent, la gestion de ces conflits nécessite à interroger l’histoire de la société traditionnelle rwandaise. 

Section 2. Les conflits tribalo-ethniques au Rwanda 

Il n’existe pas de consensus général sur l’histoire du Rwanda à l’époque précoloniale. Deux grandes interprétations : l’une diffusée par l’ancien régime (Hutu), en particulier au cours du génocide de 1994, l’autre soutenue par le régime actuel. La vision de l’histoire se définit par une sélectivité des sources utilisées et par la nature de l’interprétation donnée aux anciennes institutions cruciales qui structuraient les relations entre les différents groupes sociaux, comme le clientélisme et le travail forcé. De ce fait, cette section brièvement les grandes lignes de ces visions de l’histoire. Comme toujours, la vérité se situe probablement quelque part entre les deux. Nous verrons successivement les origines lointaines du conflit tribalo ethnique au Rwanda (§1), les Bahutu et les Batutsi sous le régime d’Habyarimana (§2) et guerre civile et démocratie multipartite au Rwanda (1990 – 1994). 

§1. Les origines lointaines du conflit tribalo ethnique au Rwanda (antérieure à 1962) 

Avant l’indépendance de 1962, le pays était un royaume. Un roi tutsi (mwami) et une aristocratie régnaient sur les masses, qui étaient majoritairement hutus. Le royaume central était engagé dans une quête perpétuelle visant à conquérir et contrôler les territoires environnants, afin d’exploiter la population Hutu. Pastoralistes, les batutsi élevaient d’importants troupeaux de bétail. Ils avaient envahi la région des siècles plutôt réussi à assujettir la population d’agriculteurs hutus, qui exploitaient la terre. Les bahutu avaient eux aussi migré dans la région que l’on a appelé par la suite Rwanda, mais plus tôt. Mais, alors que les bahutu viendraient d’autres régions d’Afrique centrale et descendaient des bantous, les batutsi seraient pour leurs parts venus du nord et auraient une origine sémite ou chamitique.

Les batwa, quant à eux, seraient les premiers habitants de la région. C’est l’une des interprétations du passé. 

Au lieu de marquer les origines géographiques et raciales différentes des groupes habitants le pays, l’autre version de cette histoire précoloniale, actuellement à la mode au Rwanda, préfère souligner l’unité des peuples du Rwanda, les banyarwanda, et la citoyenneté rwandaise fondée sur une base commune, une identité rwandaise ou « ubanyarwanda ». Batutsi et bahutu n’étaient pas, à l’origine, des catégories raciales, mais de classes socio-économiques. « Abatusi » (pluriel) était le nom donné aux personnes plus riches qui possédaient du bétail. Les plus pauvres possèdent peu ou pas de terre et pas de détails étaient désignées par le terme d’ « abahutu ». La mobilité était possible : une famille obtenant du bétail « devenait tutsi » et ceux qui perdaient leur statut se retrouvaient en situation « hutu ». Le colonialisme a alors parachevé la « création » des groupes ethniques dans une société parfaitement harmonieuse dont les seules divisions d’ordre socio-économique[9]

L’impact du colonialisme sur le tissu social de la société rwandaise suscite beaucoup moins de controverses. Ses répercussions ont été décisives, mais l’idée qui l’ait contribué à planter les graines du génocide à venir est contestée par certains, acquise pour d’autres. Le Rwanda fut d’abord colonisé par l’Allemagne (1897 – 1916), avant de devenir officiellement une colonie belge en 1919. Plusieurs réformes de fond, et notamment la méthode indirecte rule (domination indirecte) employée par les colons belges, allaient transformer la société rwandaise. Conformément aux idées anthropologiques de l’époque, les belges croyaient en une classification des races selon les critères de supériorité et d’infériorité des êtres. Ils sont parvenus à la conclusion que la « race » tutsi était mieux adaptée pour régner que les bahutu, qui étaient des créatures inférieures uniquement aptes à être gouvernées et à effectuer des travaux manuels. Ils utilisèrent alors les dirigeants tutsi pour mettre en œuvre leurs politiques coloniales. Les détenteurs du pouvoir tutsi d’adaptèrent facilement à cette nouvelle situation, non seulement car il fallait s’aligner sur la puissance coloniale pour rester au pouvoir, mais parce qu’elle renforçait leur pouvoir, leur contrôle de la population (hutu) et, par conséquent, leur richesses. L’identité raciale (l’ethnicité) s’est institutionnalisée avec la mise en place, par exemple, de la carte d’identité ethnique. 

L’année 1959 fut marquée par une révolution sociale, inimaginable quelques années plus tôt, que l’on appellera la « révolution hutu ». Entre 1959 et 1962, une vague d’événement vit les dirigeant locaux tutsi expulsés de leur communauté (sur les collines) et remplacés par des

« bourgmestres » élus, d’origine majoritairement hutu. Grégoire Kayibanda, un Muhutu, devient le premier président du Rwanda. Ces événements s’accompagnèrent d’accès de violence contre les dirigeants tutsi et leurs familles, et une première vague de Batutsi chercha refuge dans les pays voisins. Une deuxième vague, plus importante survint en 1963-1964, lorsque les batutsi de la première vague se regroupèrent pour attaquer le Rwanda depuis le Burundi et la Tanzanie. Un grand nombre de Batutsi furent tués dans les attaques de représailles, et ils furent plus nombreux encore à quitter le pays entant que réfugiés. Ces agressions et la violente réaction du régime rwandais préfiguraient ce qui allait se produire trente ans plus tard. Les descendants de ces réfugiés allèrent former la base de front patriotique rwandais (FPR) et de son bras militaire, l’armée patriotique rwandaise (APR), qui ont attaqué le Rwanda en octobre 1990 dans le but de revenir au pays par les armes[10]

§2. Les Bahutu et les Batutsi sous le régime d’Habyarimana 

Les principes idéologiques des républiques rwandaises (1962 – 1973), sous le président Kayibanda, et 1973 – 1994, sous le président Habyarimana  « représentaient à la fois un renversement et un prolongement des images psychoculturelles durables » des éleveurs tutsi étrangers, supérieures par race, et des cultivateurs hutus, autochtones et subalternes, images que la  colonisation avait renforcées. Bahutu et Batutsi restèrent des catégories distinctes après la révolution sociale, mais les Batutsi étaient désormais devenus des créatures inférieures, selon le nouvel ordre naturel » de l’homogénéité hutu. Ces idées furent institutionnalisées par une politique de quotas ethniques, selon laquelle les Batutsi se voyaient attribuer 9% des postes de gouvernement (sans pouvoir réel) et le même pourcentage de places dans les écoles et les universités. Mais en dépit de ces handicaps paralysants, la population Tutsi ordinaire vécut au Rwanda sans être prise pour cible physique dans les grandes heures de la deuxième république[11]

Une autre stratégie de légitimation était fondée sur les notions inextricablement liées de « développement » et de « paysannerie ». L’image de Rwanda, nations autorciques de paysans appréciant le « travail manuel », se reflétait dans les discours d’Habyarimana. Le parti politique unique portait le nom de mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRUD), tandis que le parlement était nommé conseil national de développement (CND). Le président était un acteur politique clé, mais il exerçait le pouvoir entouré d’une oligarchie de Bahutu du nord, membres de son clan et, principalement, de celui de son épouse. Ils constituaient ce que l’on appela l « Akazu » (petite maison), qui contrôlait l’Etat et ses privilèges (monétaires). Le système tout entier était orienté vers le maintien du statuquo. Dans les structures hiérarchiques pyramidales de l’Etat, les chaines de commande plongeaient jusqu’au cœur de la vie rurale. Ces structures institutionnelles devaient jouer un rôle important dans la mobilisation et la prise d’ampleur du génocide de 1994[12]

§3. Guerre civile et démocratie multipartite 

Plusieurs facteurs amorcèrent une transition politique au Rwanda : une vague démocratique accompagna la fin de la guerre froide ; le président français François Mitterrand obligea l’Afrique francophone à se démocratiser pour s’assurer le maintien de l’assistance économique ; la chute du prix du café sur le marché mondial et l’introduction d’un programme d’ajustement structurel entrainèrent une mise socio-économique ; et en 1990, le Rwanda fut attaqué par les forces rebelles du FPR, basées en Ouganda et dominées par les batutsi, qui exigeaient de pouvoir rentrer au pays et de recevoir une part du pouvoir. Ces circonstances poussèrent le régime d’Habyarimana à lancer des réformes libérales. Une révision de la constitution de 1978 annonça l’arrivée d’un changement radical : le multipartisme politique était approuvé. Les partis politiques se multiplièrent. Dans le même temps, un mouvement politico-militaire extérieur, le FPR, s’introduisait par la force au Rwanda, réclamant le partage du pouvoir et obligeant les autorités à entamer des négociations. 

Se convertir au multipartisme politique après les décennies de règne d’un parti unique et entreprendre de réformes institutionnelles tout en faisant la guerre dans un pays surpeuplé s’est vite révélé décourageant. Trois acteurs ou courants politiques menaient la partie pendant cette période de transition : le mouvement du président, qui était l’élite au pouvoir ; l’opposition « démocratique » intérieure, imposée des partis politiques récemment créés ; et le FPR et ses partisans, formant l’opposition armée. Les forces de l’opposition intérieure dirigèrent les réformes politiques et institutionnelles. Une nouvelle constitution autorisant la création des partis politiques fut suivie d’un gouvernement de coalition[13].

Les forces de l’opposition utilisèrent cet accès à l’appareil de l’Etat pour réformer davantage le système politique et saper le régime en place. Les accords de paix d’Arusha furent signés le 4 août 1993, après un an de négociations. Les réformes intérieures étaient complétées par un accord négocié sur le partage du pouvoir entre les trois courants politiques et sur l’intégration des forces rebelles dans l’armée nationale. 

Non seulement, l’accord entrainait une dissociation grandissante du MRNR de l’appareil de l’Etat, mais il impliquait également pour l’élite ou exercice, avec en son centre le président et l’ « Akazu » du nord, la perte progressive de leur position privilégiée. Les accords d’Arusha ne furent jamais appliqués. En dépit des pourparlers de paix et de l’accord, le Rwanda s’était installé dans une culture de guerre. La violence était devenue une méthode d’action politique, non seulement sur les champs de bataille, mais également dans les rues de Kigali et dans les collines de la campagne. Avec l’ouverture de l’arène politique, les partis politiques nouvellement institués commencèrent à recruter des membres. Des rassemblements furent organisés dans la campagne, où les discours inspirés et les boisons gratuites avaient pour but de convaincre les paysans d’adhérer à telle ou telle « famille » politique. Dans cette atmosphère, l’appareil de l’Etat autre fois bien huilé mais totalitaire ne tarda pas à s’effondre. Dans les régions où les autorités investies étaient (politiquement) évincées de leur communauté, cela créa un vide au pouvoir. Les sections des jeunes rattachées aux partis politiques, en particulier, joueront un rôle important dans la campagne de terreur. La coalition pour la défense de la république (CDR) avait ses « impuzamugambi » (« ceux qui ont le même but »), les « inkuba » (« tonnerre ») étaient la section jeune de mouvement démocratique républicain (MDR), le parti social-démocrate (PSD) avait ses « abakombozi » (libérateurs) et le parti au pouvoir, le MNRD, ses interahamwe » (ceux qui travaillent ensemble). Par la suite, la guerre se poursuivant, le processus politique se durcissant et les négociations de paix étant contestées, certains de ces groupes de jeunes allaient évoluer en milices pures et simples, formées et armées par l’armée. 

Ils allaient mener le génocide aux côtés de l’armée et d’une grande partie des fonctionnaires. Le terme « interahamwe » était réservé à l’origine aux membres de la section jeune MRND et à la milice à laquelle elle donna naissance. 

Cependant, après le génocide, tous ceux qui avaient participé ou étaient soupçonnés d’avoir participé au génocide furent qualifiés « d’interahamwe », même s’ils n’y avaient jamais officiellement appartenus. Le sens de l’expression s’était élargi[14].

Si l’insécurité causée par les partis politiques toucha tous les citoyens ordinaires pendant ces années agitées, la cible la plus fréquente était les batutsi. On le traitait d’Ibiyitso  (complice de forces rebelles) à cause de leur lien supposé avec la conspiration du FPR, pour une seule national : ils étaient de l’identité ethnique majoritaire dans le groupe rebelle. Aussitôt après le début de la guerre, en octobre 1990, un grand nombre de batutsi furent arrêtés dans tout le pays et emprisonnés pendant quelque temps. A intervalles réguliers et souvent en représailles aux attaques ou aux avancées du FPR, on perpétra des massacres de civils tutsi. Ce n’était pas seulement un écho des memtres de vengeance de 1963 – 1964 ; cela créa également les schémas du génocide de 1994. Même si l’accord de paix était signé, le Président Habyarimana, qui subissait des fortes pressions de sa ligne dure, n’avait aucune intention de l’appliquer. Dans un discours, il parla de l’accord comme d’un vulgaire bout de papier. On se préparait également à la reprise de la guerre du côté de FPR. Les deux parties pratiquaient des actes de déstabilisation et de terrorisme et recouraient aux assassinats politiques. Début 1994, l’ennemi avait été identifié. Grâce à une propagande intensive des médias et du gouvernement, l’ennemi qui menaçait le pouvoir de la Rubanda nyamwinshi (la grande majorité), devient une menace pour le pouvoir de la majorité ethnique hutu. Le danger perçu ne venait donc pas de l’extérieur seulement, par le biais d’invasion, mais aussi de l’intérieur, de chaque citoyen tutsi vivant au Rwanda, et pour extension de chaque muhutu défavorable au statuquo de ribanda nyamwinshi au pouvoir. Les récits et les rapports du FPR massacrant les bahutu sur leur route vers le Rwanda frappaient l’imagination renforçaient la peur. On en venait ainsi à percevoir qu’il fallait supprimer cette menace. Le slogan « hutu power » (le pouvoir aux hutu) se propagèrent dans les collines ; stigmatisés, les batutsi devinrent des inyenzi (cafards). C’est dans cette atmosphère lentement explosive que l’avion tout abattu alors qu’il s’apprêtait à attenir à l’aéroport de Kigali, à son retour d’un sommet régional en

Tanzanie. En cette même du 06 avril 1994 débuta une campagne d’extermination massive. Les événements rapidement dans la capitale. Certaines régions rurales régiront spontanément à l’appel à l’action ; d’autres résistèrent longtemps et la force extérieure fut nécessaire pour démarrer les massacres. La milice, l’armée, les forces de polices et une grande partie des fonctionnaires menèrent les massacres dans tout le pays[15]

En somme, les colonisateurs occidentaux et leurs systèmes politiques modernes sont à l’origine des conflits tribalo ethniques au Rwanda. Les colons ont créé une différenciation qualifiée d’artificielle entre les bahutu et les batutsi, ce qui sème les graines de la haine tribalo ethnique. 

Section 3. Génocide au Rwanda 

Après la haine tribalo ethnique semée par la différenciation artificielle créée par les colons, la population rwandaise va aboutir au génocide. Ainsi, dans cette section, on parlera successivement du sens ou genèse du génocide (§1), de la dynamique du génocide (§2) et du Rwanda post-génocide (§3). 

§1. Sens ou genèse du génocide

 Traditionnellement, la population rwandaise était structurée en une vingtaine de clans composés d’éleveurs, les batutsi, d’agriculteurs, les bahutu, et le twa. Le clan était la référence de chaque rwandais. 

Chaque clan avait un chef, mwami issu d’un lignage patriarcal, qui était hutu ou tutsi. Un des clans dirigé par un lignage tutsi dominait le Rwanda et son mwami était considéré comme le roi du Rwanda. Les populations rwandaises parlaient la même langue, « kinyarwanda », se mariaient entre elles, partageaient la même religion et pouvaient passer d’un groupe socioprofessionnel (hutu ou tutsi) à l’autre. On ne peut donc pas parler des ethnies différentes au Rwanda. Ce système féodal était basé sur la possession des troupeaux ou de terres. Cette structure était concrétisée par un chef du bétail et un chef des terres. Elle comportait aussi un chef militaire. 

A leur arrivée, les colonisateurs allemands, puis belges cherchèrent à comprendre cette société, mobile et complexe qui ne correspondait pas aux critères européens. Ils classèrent les populations en fonction de leurs activités, de leurs physiques, etc. Ils furent très impressionnés par monarchie rwandaise, et considèrent cette catégorie, les batutsi, comme une race supérieure, assimilant aussi tous les tutsi à ceux de la cour royale. Selon les colonisateurs, les tutsi sont plus grands, plus claires de peau, plus beaux, ce qui le rendaient plus aptes à diriger.

Les colons vont donc s’appuyer sur les batutsi pour mettre en place leur administration coloniale, ne respectant pas les mwami des clans dirigés par des bahutu. Il se créa ainsi une différenciation raciale issue du colonisateur. Cette distinction, au départ socioprofessionnelle et politique entre hutu et tutsi, devint raciale et politique dans l’organisation coloniale de la société. L’accès aux avantages, à l’enseignement, aux postes administratifs fut réservé prioritairement aux tutsi. Peu à peu les différenciations basées sur de prétendues analyses raciales rationnelles furent intégrées par les populations. Les termes de « hutu » (roturier) et tutsi (noblesse) furent alors considérés comme référence identitaire essentielle par les rwandais, et entrainèrent une différenciation antagonique de la société entre deux groupes[16]

Les Batutsi, érigés par le colonisateur en castre dominante, furent de plus en plus dénoncés par la majorité hutu à partir des années cinquante. Dans un texte publié le 24 mars 1957, le manifeste des Bahutu, neuf intellectuels hutus cristallisèrent cet antagonisme. Puis en 1959, la revendication d’indépendance des Batutsi incita les belges à renverser leur alliance au profit des Bahutu, ce qui entraina la chute de la royauté tutsi et la prise du pouvoir par les Bahutu au sein d’une République ethnique. Il s’en suivit une vague d’émettes et des programmes qui entraina en exile des milliers des tutsi : la première République se met en place et Grégoire Kayibanda, un hutu accéda à la présidence de la République en 1961. Le nouveau régime affronte les attaques des exiles tutsi, qui sont les prétextes de violentes répressions sur les tutsi de l’intérieur, notamment en 1963 où plusieurs milliers de tutsi sont massacrés. Pour maintenir l’unité politique, Grégoire Kayibanda instrumentalise les massacres des masses dont furent victimes les hutu du Burundi en 1972, il justifie la crainte d’une menace de Batutsi rwandais. Les tutsi, élevés et professeurs, sont systématiquement expulsés de l’enseignement, quelques-uns massacrés dans les établissements provoquent une nouvelle vague d’exode des tutsi. Exploitant ces événements, Juvénal Habyarimana renverse immédiatement Grégoire Kayibanda en juillet 1973, puis fonde un parti en juillet 1975, le mouvement révolutionnaire de nations pour le développement (MRND). La même année, le président français Giscard d’Estaing signe un accord particulier d’assistance militaire avec le gouvernement rwandais. Entre 1993 et 1994, des livraisons régulières des équipements militaires vers le Rwanda seront effectués par la France. Plus tard, le MRND, dont tous les Rwandais sont membres d’office. Les exilés tutsi s’organisèrent en Ouganda et créent le front patriotique du Rwanda (FPR) en 1987, pour venir expulser les belges plus tard. Le FPR établira progressivement une tête de port au nord au Rwanda et des combats se poursuivront jusqu’en 1994. Ceux-ci sont la cause d’important déplacement vers la capitale de la population Hutu qui fuit les combats et les exactions attribuées au FPR dans la zone toujours plus vaste qu’il occupe dans le nord du pays[17]

Sous la pression de la communauté internationale, les accords successifs d’Arusha, négociés en Tanzanie avec le FPR et clôturés en août 1993, prévoient, après un cessez-le-feu, l’organisation du retour des exilés tutsi et d’intégration politique et militaire des différentes composantes internes et externes de la nation rwandaise. La minuar, mission de la paix de l’ONU, sera mise en place en décembre 1993 pour aider à la concrétisation des accords. Parallèlement, l’entourage de Juvénal Habyarimana et de son épouse Agathe, qui contrôle aussi l’armée et l’économie du pays, créant en 1992 la coalition pour la défense de la République (CDR), les milices interahamwe et la radio des milices (RTLM) qui seront les principaux organes du génocide de 1994 et se qualifieront des Hutu power. Ainsi, la RTLM appelle au meurtre dès 1992. Le journal rwandais Kanguru, un autre organe des « médias de la haine », publie le 10 décembre 1990 les « dix commandements de hutu » texte raciste qui appelle à la haine anti-tutsi. Au cours de la période 1990 – 1993, des assassinats politiques, les massacres de certaines populations Tutsi par les forces gouvernementales seront considérés par une commission d’enquête internationale conduite en 1993 comme des prémisses d’un génocide. Le soir du 06 avril 1994, les présidents rwandais et burundais, les chefs d’étatmajor rwandais et une dizaine d’autres personnalités meurent, avec l’équipage de trois français dans un attentat l’avion présidentiel rwandais. Dès le lendemain, le premier ministre madame, et militaires Agathe Uwilingiyimana, personnalités politiques hutu démocrates, dix militaires belges de la mission des Nations Unies (MINUAR) sont assassinés par la garde présidentielle rwandaise. Simultanément débute le génocide des tutsi dans plusieurs provinces du pays. La mort du président Habyarimana est donc considérée comme le fait initial du génocide à l’intérieur du pays et la guerre contre l’armée du front patriotique Rwandais, FPR, constitué par des exilés Tutsi. Les rwandais sont aussi victimes de cette guerre civile entre les

FPR gouvernement et l’APR. Enfin, des hutus, exécutés sans jugement comme génocidaires, et parfois leurs familles sont victimes de représailles de soldats du FPR. Au moins 800.000 tutsi et hutu démocrates ont été massacrés selon l’ONU. Le 4 juillet, le FPR prend la capitale Kigali. Le 19 juillet, un gouvernement est constitué sur base des accords d’Arusha. Une période de transition politique est décrétée. Pasteur BIZIMUNGU devient président de la

République. Mais l’homme fort du Rwanda est le général major Paul KAGAME, viceprésident et ministre de la défense, cofondateur du FPR, ancien exilé tutsi en Ouganda devient président[18].

§2. Les dynamiques et cause du génocide au Rwanda 

Un consensus s’est fait jour dans l’abondante littérature consacrée à la tragédie rwandaise sur le fait que le génocide n’était pas lié à une « guerre tribale » apolitique entre groupes ethniques. Néanmoins, le principal paradigme retenu par les observateurs pour interpréter le génocide de 1994 est le caractère ethnique du conflit : le groupe ethnique majoritaire, les

Bahutu, a tenté de parvenir à l’extermination complète du groupe ethnique minoritaire, les Batutsi. 

Les autres paradigmes sont la manipulation de l’élite, la rareté des ressources écologiques, les caractéristiques socio-psychologiques des coupables et le rôle de la communauté internationale. Le paradigme de « manipulation de l’élite exploré » la volonté des dignitaires rwandais de rester au pouvoir. L’invasion du FPR et la guerre qui s’en est suivie, l’accord international de partage du pouvoir et les pressions en faveur de la démocratisation, puis la naissance de l’opposition politique, ont constitué autant de menaces pour le monopole à assurer sa survie politique et conserver la main mise sur les privilèges liés au pouvoir par tous les moyens. Ce paradigme de « manipulation de l’élite » correspond parfaitement à celui des caractéristiques socioculturelles de la société rwandaise ». Une élite puissante souhaitant désespérément rester au pouvoir s’appuie sur la structure fortement centralisée de l’Etat, dont les lignes de commande plongent jusqu’au cœur de la vie rurale, pour mobiliser une armée de paysans « obéissante », « conformité » et « sans esprit critique », même cela signifie qu’ils doivent massacrer leurs voisins[19].       

Un autre paradigme s’attache à l’importance des « ressources écologiques ». Selon cet argument, la rareté des ressources du Rwanda, associé à la plus forte densité de population en Afrique et à des taux de croissance démocratique élevés, était un terreau fertile pour la violence génocidaire. Le rôle de la communauté internationale a également fortement retenu l’attention ces dernières années, principalement en ce qui concerne les mois qui ont précédé et suivi le génocide. On estime que, du fait de leur action ou inaction, les parties prenantes internationales ont ouvert la voie au génocide, que ce soit internationallement (implicitement) ou involontairement. On avance également le fait que la présence durable de la communauté a attisé la propagation du génocide par sa présence apolitique et socialement et culturellement ignorante, dans le pays. 

Les paradigmes d’explications globales ne prennent cependant pas en compte la dynamique et l’expérience des actes de violences au niveau local. Outre la nécessité de comprendre les causes générales du conflit afin d’éviter sa reprise, il est tout aussi indispensable d’explorer la dynamique du conflit aux niveaux inférieurs de la société. Le degré d’implication des citoyens ordinaires dans les pillages et les tueries a déjà été mentionné. Il est important de comprendre le déroulement du génocide dans les petites communautés de proximité, puisque c’est à ce niveau que se produit l’essentiel des travaux de la justice traditionnelle, par l’intermédiaire des juridictions gacaca. 

Le système de juridictions est conçu pour fonctionner dans les plus petites divisions de la société, comme nous le verrons plus loin. Une microanalyse comparative du génocide prouve que la violence qui s’est déchainée au niveau global était appropriée et fondamentalement modelée par les matrices micro-politiques et les formations sociales dans lesquelles elle s’est déroulée. Le génocide, bien différencié, caractérisé par des tensions sociales et des clivages locaux, des différences régionales et des particularités communautaires ou individuelles. 

La violence génocidaire traduisait à la fois les objectifs de forces et facteurs supra-locaux (principalement le clivage hutu-tutsi  mobilisés par les acteurs politiques à des fins politiques), et leur contrepartie au niveau local : les luttes pour le pouvoir, la peur, la coercition (intracommunautaire), la recherche de ressources économiques et de profit personnel, les vendettas et le règlement de dettes anciennes[20]

§3. Le Rwanda post-génocide 

Le FPR prit le pouvoir le 4 juillet 1994 et mit un terme au génocide. Le gouvernement et ses forces armées s’enfuirent vers la RDC voisine, suivis par une grande partie de la population. Les conséquences s’en ressentirent bien au-delà des frontières rwandaises et allaient entrainer une instabilité et une insécurité régionale pendant les nombreuses années. 

Si la machine génocidaire s’était interrompue au bout de cent jours en juillet 1994, la violence restait à l’ordre du jour. Les enquêtes sur le terrain au Rwanda relèvent que les rwandais ont vécu une décennie de violence entre 1990, qui marque le début de la guerre civile et l’instauration du multipartisme politique, et la fin des années 1990, lorsque les hostilités ouvertes ont cessé sur le sol rwandais. 

A partir de 1996, après le démantèlement dans la violence des camps en RDC, les forces du gouvernement déchu et la milice des « interahamwe » attaquèrent le nord du Rwanda depuis leur base en RDC. C’est ce que l’on appellera la guerre des infiltrés (« abacengozi »), au cours de laquelle des centaines, plus vraisemblablement des milliers, des civils ont trouvé la mort.

Dans la mesure il était difficile de distinguer les infiltrés des civils, l’APR s’est progressivement tournée des stratégies brutales de contre insurrection pour pacifier la région.

Vainqueur militaire, le FPR était en mesure de définir l’agenda du Rwanda post-génocide sans rencontrer beaucoup d’obstacles. 

Le président Paul KAGAME a abondamment répété qu’il voulait construire un nouveau pays, un souhait qu’il faut prendre au pied de la lettre. La libération de l’ordre génocidaire constitue un des vecteurs idéologiques sous-jacents, une des stratégies de la légitimation. Une campagne audacieuse de construction sociale a été lancée dans la période d’après-génocide afin de mettre en pratique la vision intégrant les idées suivantes. Le FPR peut être considérée comme cherchant à créer le véritable Rwanda post colonial. Les puissances coloniales ont altéré l’essence de la culture rwandaise et cet état d’esprit colonial a subsisté au cours des deux premières républiques. L’identité rwandaise, et non l’identité ethnique, doit définir les relations entre l’Etat et la société[21]

La consolidation ou le rétablissement ou l’établissement de l’unité des rwandais va de pair avec l’éradication de l’idéologie du génocide. La réconciliation, un élément qui a commencé à dominer le cadre idéologique d’après 1994 à la fin des années 1990, s’exprime également en termes d’unité, tandis que l’objectif global d’une justice pour les crimes de génocide (au sens de responsabilité) était l’une des pierres angulaires du régime. Les traditions autochtones dérivées du tissu socioculturel rwandais doivent remplacer les pratiques importées, source de division. Les « gacaca » sont l’une d’entre elles. On décrit ces institutions comme faisant partie de ce que l’on appelle la « création » d’une culture de démocratie, qui se conçoit sur le fond comme plus proche des types consensuels de démocratie. 

Le choix et l’installation des juridictions gacaca correspondent parfaitement à cette vision. Elles sont une source autochtone, quasiment précoloniale ; elles visent à lutter contre le génocide et à éradiquer la culture d’impunité, et elles doivent réconcilier les rwandais en consolidant l’unité. Elles doivent créer la négociation[22]

             

[1] B. BARDIE et P. BIRNBAUM, op.cit., p.250.

[2] B. BARDIE et P. BIRNBAUM, op.cit., p.260.

[3] B. BARDIE et P. BIRNBAUM, op.cit., p.262. 

[4] P. ERNY, Rwanda 1994, Paris, édition, le Harmattan, 1994, p.25. 

[5] P. ERNY, op.cit., p.30.

[6] P. ERNY, op.cit., p.34. 

[7] S. B. KAJANGU, conflit tribalo ethnique dans les grands lacs, son impact sur le développement de la RDC. Cas du Sud-Kivu, mémoire Economie et Finance, université de Lubumbashi, 2011, p.54. 

[8] S.B. KAJANGU, op.cit.

[9] IDEA, Justice traditionnelle et réconciliation après un conflit violent, éd. IDEA, 2008, pp.27-28 

[10] IDEA, op.cit., pp.28-29.

[11] P. Uvin, Aiding violence : the developments entreprises in Rwanda, Kumarian press inc., 1998, p.33.

[12] IDEA, op.cit., p.30. 

[13] IDEA, op.cit., p.30. 

[14] G. PRUNIER, the Rwanda crisis: history of a genocide, Coulumbia university press, New York, 1995, p.108. 

[15] A. DES FORGES, Leave none to tell the story: genocide in Rwanda, Human rights watch, New York, 1999, p.87. 

[16] IDEA, op.cit., p.32. 

[17] IDEA, op.cit., p.20.

[18] IDEA, op.cit., p.23. 

[19] P. UVIN, op.cit., p.19. 

[20] B. INGELAERE, l’Afrique des grands lacs: dix ans de transitions conflictuelles. Annuaire 2005 – 2006, le Harmattan, Paris, 2006, pp.389-400.

[21] B. INGELAERE, op.cit., p.414. 

[22] Rwanda, Genocide and strategies for its Eradication, Kigali, 2006, p.151. 

Partager ce travail sur :