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Chapitre troisième. LA PORTEE DE LA MEDIATION DANS LES MECANISMES MODERNES DE GESTION DE CONFLITS

Dans le présent chapitre, nous allons répondre à la question de savoir quelle est la portée de la médiation dans les  mécanismes modernes de gestion de conflit ; à laquelle se subordonnent celle de comprendre comment la médiation procède-t-elle pour gérer un conflit en Afrique traditionnelle et celle de comprendre comment concilier la médiation (mécanisme traditionnel) avec les mécanismes modernes de gestion de conflit. Ainsi, pour répondre à ces questions, ce chapitre est subdivisé en trois sections. Précisément, la gestion traditionnelle de conflit (S1), la gestion moderne de conflit (S2) et de la médiation (mécanisme traditionnel) aux mécanismes modernes de gestion de conflits (S3).

Section 1. Gestion traditionnelle de conflits

Cette section, sans prétendre à l’exhaustivité, distingue trois paragraphes : la médiation ou culture traditionnelle de gestion de conflit (§1), ancienne gacaca (§2) et autres mécanismes de justice traditionnelle similaire au gacaca (§3).

§1. La médiation, culture traditionnelle de gestion de conflits

Il est  vrai que nulle société ne s’est montrée indifférente à la recherche de la paix, et à la maitrise de ce qui, en elle, menace sans cesse cette paix à savoir les conflits sociaux. Il est tout aussi vrai que les procédures et les procédés mis en œuvre pour assurer cette maîtrise ne sont pas identiques dans toutes les sociétés. Force est de constater qu’il existe des différences et des variantes internes de stratégies, d’efficacité, de symbolisme. En bref, l’Afrique traditionnelle n’ignore pas les mécanismes de gestion ou de résolution de conflit. En effet, ces derniers mettent en jeu des croyances et des traditions particulières, une éthique sociale caractéristique, une philosophie spécifique de l’homme et de la société. L’étude de ces mécanismes ne contribue pas seulement à une meilleure connaissance des sociétés concernées mais elle est en outre une partie intrinsèque des mesures visant la prévention des conflits et la construction d’une paix durable.

S’agissant de l’Afrique contemporaine, non seulement des telles études sont souhaitables mais encore s’imposent comme une nécessité. Le continent africain occupe en effet une place prépondérante dans les conflits mondiaux. Et ceci n’est surement pas le fait du hasard. Les organisations onusiennes évaluent à plus de deux millions les morts par armes légères et à 120.000 les enfants tués dans les différents conflits depuis 1990. Les conflits en Afrique se multiplient, depuis les indépendances jusqu’à nos jours. Cependant l’approche des sociétés traditionnelles africaines relève avec force l’existence d’une authentique culture de la paix incarnée par des institutions singulières mal connues vers les musées de l’obscurantisme ou de la non modernité. La confrontation critique et continue de l’héritage du passé et de ce qui est admis comme moderne est pourtant un chemin obligé pour l’Afrique si elle veut se construire un avenir qui ne soit ni illusion, ni contrainte. L’Afrique traditionnelle, comme le montre l’exemple du Rwanda par des juridictions « gacaca », a su mettre en œuvre des logiques de domestication de la violence qui sont éclairées par elles-mêmes. L’Afrique contemporaine, en revanche, actuellement à la croisée de plusieurs tendances et influences, voire pressions, semble avoir perdu tous les repères pourtant requis pour la construction de son présent et son auto-projection dans l’histoire. Aussi offre-t-elle bien souvent l’image d’un continent empêtré dans les conflits insurmontables qui hypothèquent son devenir[1].

Le conflit désigne une situation dans laquelle des entités sociales ou acteurs élèvent des prétentions à la reconnaissance d’aspirations divergentes, opposées ou concurrentielles. Les buts visés par les adversaires en conflits sont, soit simplement différentes, soit contradictoires ou encore en compétition ouverte comme par exemple lorsque les protagonistes désirent simultanément et ardemment une même chose, un bien plus ou moins rare, une même fonction, etc. Dans tous les cas, le conflit dont il est surtout question ici est celui qui est susceptible de déboucher sur un affrontement violent, avec des conséquences ruineuses pour les humains et leurs biens, un conflit qui met en danger l’équilibre social. La nature même du conflit peut varier indéfiniment. Tout, potentiellement, peut être  source de conflit : les transactions foncière, les affaires matrimoniales, les travaux agricoles, les funérailles, etc. Quelques constantes majeures sont néanmoins à relever. Les conflits sont omniprésents dans la vie sociale. Partout, l’on a pu noter un combat permanent contre le surgissement du désordre, contre l’entropie qui menace les fondements même de l’ordre social. Ainsi, le conflit a conduit les sociétés traditionnelles à instituer les mécanismes de gestion. Des communautés traditionnelles ont recouru aux différentes institutions et procédures, comme l’exemple de gacaca au Rwanda, pour traiter des situations conflictuelles63.

§2. « Gacaca », mécanisme traditionnel de gestion de conflit

Pour bien comprendre les origines et les objectifs de l’ancienne pratique des gacaca, il faut les replacer dans la cosmologie de l’univers socio-politique rwandais de l’époque. La famille ou lignée élargie (« umuryango ») était la principale division de l’organisation sociale. Elle englobait plusieurs foyers (« inzu »), les lignées plus petites et les groupes de la société. L’âge et le sexe déterminaient le statut au sein de la lignée. Seuls les hommes âgés et mariés n’ayant plus leurs parents étaient indépendants ; tous les autres, en particuliers les femmes, dépendaient d’eux. Le chef de lignée d’une « inzu » était responsable d’une observance du culte aux ancêtres ; il organisait les mariages, payait ou recevait les dettes et contrôlait le titre de propriété collective sur les terres ou sur le bétail. La lignée était la principale source de protection et de sécurité. Les gens n’avaient pas d’existence autonome, l’unité familiale était le garant de la sécurité. Les structures politiques se sont superposées aux lignées. Vers le XVIIe siècle, le Rwanda était constitué de plusieurs territoires plus petits, gouvernés par les rois. Le roi (mwami) régnait à la fois sur les choses profanes et servait de liaison avec les choses surnaturelles. Il personnifiait le pouvoir, la justice et les connaissances. Le pouvoir judiciaire et politique n’étaient pas séparés. Le « mwami » était l’arbitre suprême, assisté par les « abiru », les gardiens de la tradition. 

Cependant, il existe un dicton selon lequel « avant que le mwami n’entende quelque chose, il faut le présenter aux sages ». Il témoigne du fait que les problèmes étaient d’abord traités dans les divisions inférieures de la société, par les chefs de lignée. En pratique, cela se déroulait lors de ce que l’on a appelé les rassemblements gacaca[2].

Tout le monde sait aujourd’hui que le mot « gacaca » signifie « justice sur le gazon ». En fait, le nom des « gacaca » provient du « umugaca » qui, en Kinyarwanda, désigne une plante sur laquelle il est si doux de s’asseoir que l’on préfère se rassembler dessus. Ces rassemblements avaient pour but de rétablir l’ordre et l’harmonie. 

L’objectif premier des arrangements était de restaurer l’harmonie sociale, et à un degré moindre, d’établir la vérité sur ce qui s’était passé, la sanction  du coupable, voire une indemnisation sous la forme d’un présent. Si ces derniers éléments pouvaient être inclus dans une résolution, ils étaient accessoires par rapport au recours de l’harmonie entre les lignées et à la purification de l’ordre social. Le colonialisme, par contre, a eu un impact décisif sur la société rwandaise dans son ensemble, et les « gacaca » n’y ont pas échappé.                       

Pendant la période coloniale, un système judiciaire à l’occidentale a été introduit au Rwanda, mais la tradition des contentieux au niveau local. A l’égard de la société rwandaise, le pouvoir colonial était marqué par « l’indirect rule » (domination indirecte) ; les institutions autochtones conservant leurs fonctions. Toutefois, malgré cette politique, la présence des administrateurs coloniaux a altéré et affaibli ce qui existait avant leur arrivée. Au niveau judiciaire, les points les plus flagrants sont l’introduction du droit écrit et d’un système juridictionnel « occidental en remplacement des institutions traditionnelles ». Ces  dernières continuèrent de fonctionner, mais étaient hiérarchiquement inférieures au nouveau système. Les cas graves, comme les homicides, devaient désormais être traités par les tribunaux à  l’occidentale. De même, le roi perdit sa position unique de pierre angulaire des institutions traditionnelles et, par conséquent, ses chefs et lui perdirent peu à peu leur autorité et leur légitimité dans le pouvoir judiciaire. Et la légitimité des juridictions « gacaca » s’étiola elle aussi. Après l’indépendance, les gacaca se transformèrent petit à petit à une institution associée au pouvoir de l’Etat, puisque les autorités locales supervisaient (ou prenaient le rôle) des « inyangamugayo » (juges locaux). A même que l’Etat moderne gagnait en puissance, il absorba les institutions informelles et traditionnelles. C’est ainsi que l’institution des gacaca évolua pour devenir un organe semi-traditionnelle ou semi-administratif. Des nouveaux éléments y sont introduits : on suit certaines procédures établies, on prend des notes, on organise des réunions à des jours fixes, etc.

L’institution servait de barrières, évitant aux parties en querelle de recouvrir aussitôt un système judiciaire formel au niveau provincial (les tribunaux de canon). Si possible, les contentieux étaient résolus dans la plus petite division de la société, ce qui était le cas plus fréquemment. Si nécessaire, l’affaire était portée devant un tribunal de niveau supérieur. Les gacaca représentaient à la fois une justice de proximité et un mécanisme pratique pour désengorger le système judiciaire ordinaire. Malgré l’introduction d’éléments formels et sa relation instrumentale avec les structures juridictionnelles globales, les caractères conciliatoires sont rarement conformes au droit écrit[3].

Enfin, la société traditionnelle rwandaise a connu des « gacaca », des mécanismes traditionnels de gestion des conflits, la culture traditionnelle de recherche de la paix. Il est intéressant de constater que les gacaca, tels qu’ils existaient après l’indépendance, subsistent encore aujourd’hui (on le verra après les autres mécanismes de justice traditionnelle).

§3. Les autres mécanismes et objectif de justice traditionnelle

Les juridictions « gacaca » sont le principal instrument de justice traditionnelle du Rwanda.

Elles correspondent à l’objectif avoué de responsabilité, toujours présent, tout en évoquant la réconciliation, comme expliqué plus haut. Outre les « gacaca », arrière-plan et à un rythme beaucoup moins soutenu, d’autres stratégies de justice traditionnelle ont été adoptées et différents mécanismes ont été mis en place. La mission principale de déterminer les responsabilités incombait, à l’origine, au système judiciaire rwandais ordinaire. Mais les tribunaux de première instance ne pouvaient tout simplement pas traiter un aussi grand nombre d’affaires. Le système judiciaire classique a traité 10026 affaires entre 1997 et 2004. En novembre 1994, la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies a instauré le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) afin de juger les personnes responsables d’actes de génocide et autres violations du droit international et garantir ainsi que ces violations flagrantes des droits humains ne restent pas impunies. Les relations entre le TPIR et le gouvernement rwandais ont toujours été difficiles, essentiellement en raison du fait que le tribunal pouvait également enquêter sur les crimes de guerre commis par les soldats du FPR et leurs Chefs. Mais les résultats du tribunal sont également loin d’être parfaits. Il n’a virtuellement aucun contact avec les Rwandais ordinaires.

Au Rwanda, le tribunal est décrié et donc perçu comme un exemple de la justice à l’occidentale : hautement inefficace, prenant beaucoup de temps, onéreux et inadapté aux coutumes du pays. Comme pour les séances du TPIR organisées à l’extérieur du Rwanda, à

Arusha en Tanzanie voisine, d’autres procès se sont tenus dans d’autres pays. Fondés sur les lois de juridictions universelles, les procès tenus en Suisse 1999 et en Belgique en 2001, 2005 et 2007 ont contribué à la recherche des responsabilités. A côté de l’approche majoritairement « primitive », un élément à caractère davantage réparateur a été ajouté avec la création d’un fonds d’assistance aux rescapés du génocide (FARG). Un fonds spécialement destiné à l’indemnisation des victimes, le fonds d’indemnisation (FIND), a également été envisagé mais n’a jamais pu être mis en place. Les travaux d’intérêt général, qui sont étroitement liés aux juridictions « gacaca », contribuent également  à une approche plus réparatrice et plus compensatrice du passé. La commission nationale pour l’unité et la réconciliation (CNUR) a été créée en 1999 dans le but que l’on peut résumer par « promouvoir l’unité et la réconciliation » et qui transparait le plus clairement dans l’organisation des camps de solidarité Ingando selon un objectif de réintégration et de rééducation. Il semble surtout que la création de la CNUR marque une évolution, le passé d’une approche exclusivement punitive à une tendance plus réconciliatrice. Ce n’est qu’au cours de ces dernières années que l’on a commencé à entendre des discours de réconciliation[4].

Aujourd’hui, des programmes d’atténuation de la pauvreté aux plans de déplacement en passant par la décentralisation politique, toutes les initiatives socio-politiques sont conçues en termes de « réconciliation », de « renforcement de l’unité », de « responsabilisation » et de « rétablissement des relations sociales ». Malgré ce changement d’atmosphère, les juridictions « gacaca » ont du mal à se débarrasser de l’approche punitive de la justice sur lesquelles elles reposent. Comme on l’a indiqué plus haut, elles ont été conçues à une époque où l’objectif de réconciliation (ou l’intérêt de pure forme pour celle-ci) n’était pas aussi manifeste qu’aujourd’hui. Enfin, au Rwanda, le tribunal pénal international pour le Rwanda est décrit et perçu comme un exemple de la justice à l’occidentale : hautement inefficace, prenant de temps, onéreux et inadaptés aux coutumes du pays.

Section 2. Gestion moderne de conflits

Il est intéressant de constater que les « gacaca », tel qu’ils existaient après l’indépendance, subsistent encore aujourd’hui, même si on ne les appelle plus ainsi. On peut dire qu’ils subsistent de deux manières. D’une part, en plusieurs occasions, on constate que les autorités locales tentaient de résoudre les problèmes des habitants dans leur localité. Cela constitue d’ailleurs l’une de tâches les plus importantes de l’administration locale. Certains décrivaient leur activité comme une sorte de « gacaca ». Mais le rôle joué par les autorités locales dans la résolution de ces contentieux locaux avait lui-même nettement diminué avec l’institution de « abunzi », un comité de médiateurs, à la fin 2004. En observant le type de contentieux réglés, le genre des peines susceptibles d’être infligés et le type de médiation, par ses caractéristiques et par son champ d’action, les activités des « abunzi » ressemblent aux « gacaca » tels qu’ils existaient avant le génocide. Cependant, ce comité de médiation a lui aussi été presque entièrement formalisé et intégré à l’appareil du pouvoir étatique. Comme les juridictions « gacaca » modernes, les « abunzi » opèrent selon les lois codifiées et des procédures établies ; leurs décisions restent malgré tout encore souvent inspirées par la coutume. Ainsi, pour une gestion efficace, les mécanismes traditionnels ont été intégrés dans  les mécanismes modernes afin de rencontrer la vraie justice[5].

De ce fait, cette section comprend trois paragraphes, notamment, la réinvention du « gacaca » (§1), les principes et les pratiques du système des juridictions « gacaca » (§2) ; et, la vie après le génocide et la mise en place des juridictions « gacaca » (§3).

§1. La réinvention des « gacaca »

Un rapport du Haut-commissariat des nations unies aux droits de l’homme (HCDH) relève que la possibilité d’utiliser les gacaca s’est présentée dès le lendemain du génocide (HCDH, 1996). Ce rapport est le fruit des recherches et des réflexions de plusieurs chercheurs et professeurs Rwandais travaillant dans des institutions différentes. Outre l’enquête sur la nature des anciennes « gacaca », les travaux sur terrain ont établi que les « gacaca » fonctionnaient déjà de façon semi-traditionnelle dans certaines régions dès la fin du génocide.

L’initiative avait été prise soit par la population, soit par les autorités administratives. Une lettre de préfet de la province de Kibuye datée de novembre 1995, jointe au rapport de HCDH de 1996, relève que dans certaines régions les pouvoirs publics ont pris l’initiative de soutenir et d’enquêter de façon soutenue sur le fonctionnement des pratiques de gacaca qu’ils rencontraient dans certaines localités. Le procès-verbal d’une réunion en mars 1996 entre la population d’une communauté et un représentant du ministère de l’intérieur prouve que le gouvernement tolère le fonctionnement informel ou semi-traditionnel des gacaca, ce soutien était informel, puisqu’il ne correspondait à aucune politique officielle et n’avait aucun cadre légal ou institutionnel. Il semble clair que les gacaca fonctionnaient pour l’essentiel de la même manière qu’avant le génocide, c’est-à-dire qu’ils géraient les petits contentieux au sein de la population. 

L’émergence spontanée des « gacaca » et le soutien progressif des autorités à leur égard étaient manifestement motivés par le fait que le système judiciaire ordinaire était pratiquement inexistant après le génocide. Les « gacaca » avaient les mêmes fonctions que par le passé : désengager les tribunaux ordinaires. Toutefois, ce n’était plus en raison de leur lenteur, mais parce qu’ils ne fonctionnaient plus du tout. Une fois qu’ils se remirent au travail, ils furent rapidement dépassés par le nombre de suspects de génocide qui remplissaient les prisons. Il fallut prendre en compte un nouvel élément dans la pratique des « gacaca » de l’après génocide : les infractions liées au génocide et les conséquences de celui-ci. Les crimes liés aux biens, qui constituaient l’essentiel du travail des « anciennes « gacaca » mais qui avaient été commis pendant le génocide (destruction de maisons, vol des vaches et d’ustensiles domestiques, appropriation de terres, etc.), furent portés devant les « inyangamugagyo » et les autorités locales. En observant l’activité des juridictions « gacaca » aujourd’hui, en cas d’accusations de pillage, les accusés peuvent fournir de documents remontant aux premières années après le génocide pour prouver qu’ils ont déjà restitué les biens pillés ou remboursés les dommages causés. L’arrangement initial est souvent intervenu dans le contexte de ces réunions « gacaca » semi-informelles ou informelles : les autorités initiaient et supervisaient l’action, puis fournissaient une preuve du versement de l’indemnisation (les documents utilisés dans les cas présentés aux juridictions gacaca actuelles)[6]

Le rapport du HCDH de 1996 précise qu’il était tout à fait tabou de parler des meurtres pendant les sessions des « gacaca » organisées dans les années qui ont suivi le génocide. Les gens trouvaient que le sujet était trop sensible pour être abordé. Voisins et parents semblent avoir couvert les participants potentiels aux massacres. La lettre du préfet de Kibuye mentionne cependant que les réunions gacaca devaient recueillir les noms des personnes impliquées dans les actes de violence. La consultation d’autres communautés où ils fonctionnaient à l’époque a également établi que les « gacaca » devaient servir à rétablir l’ordre et l’harmonie dans la société et à réconcilier les familles et voisins.  

A la lumière de leur observation de la pratique des gacaca qu’ils ont découverte en 1995 – 1996, de leur réflexion sur les origines et la nature des anciens gacaca et de la nature des violences génocidaires, les auteurs du rapport du HCDH ont conclu que l’institution des gacaca pouvait jouer un rôle dans la prise en charge des crimes liés au génocide, et ils ont émis une série de recommandations. Il est évident que les recommandations du rapport du

HCDH n’ont jamais été sérieusement prises en compte, et encore moins suivies.  

En 1999, après une période de réflexion et un cycle de consultations, une commission instituée par le président rwandais (d’alors), pasteur BIZIMUNGU, a proposé de moderniser et de formaliser le mécanisme traditionnel de résolution de contentieux afin de s’occuper de quelques 130.000 personnes emprisonnées à l’époque pour des infractions liées au génocide, une tâche que le système judiciaire « ordinaire » n’aurait pas pu accomplir de façon satisfaisante. Cette commission était le fruit des réunions dites d’ « urwigwiro », tenues entre mai 1998 et mai 1999, qui lui ont servi de contexte. Chaque samedi, une réunion était organisée dans le but de présider avec des représentant de la société rwandaise » pour discuter des problèmes graves auxquels la population rwandaise était confrontée. 

Les solutions proposées étaient débattues. Les questions de la justice et de la gestion du génocide occupaient une grande place à l’ordre du jour. L’utilisation des « gacaca » fut abordée. Certains participants exprimèrent des sérieuses réserves qui furent contrées par les arguments de ses partisans[7]

Enfin, il apparait clairement dans le rapport que l’idée d’unité a été longuement débattue et diffusée et que l’on s’intéressait surtout à la nécessité de reconstruire le pays. Cependant, le rapport reprend un thème courant des discussions de l’époque : la volonté d’éradiquer la culture d’impunité, de chercher les responsabilités. Le mot « réconciliation, donc médiation, n’apparait presque pas, en particulier dans la partie consacrée à la justice. La notion de réconciliation de justice réparatrice que l’on associe aujourd’hui au système de juridiction gacaca n’est apparue qu’au cours des années suivantes, et les réunions d’ « urugwiro » pourraient être à l’origine de leur introduction dans le discours public. Le système des juridictions gacaca trouve cependant son origine conceptuelle dans une atmosphère où prédominait l’objectif de responsabilité. Le rapport souligne que l’utilisation des travaux d’intérêt général comme peine alternative devrait être étudié, mais de sorte à éviter de « perturber la politique gouvernementale visant à éradiquer la culture d’impunité ». Il mentionne que le nom de « juridictions gacaca » doit aider à surmonter que l’héritage rwandais a servi d’inspiration pour le nouveau système traditionnel, mais que celui-ci a néanmoins les mêmes compétences que les tribunaux classiques (« juridiction »). Un modèle de ce type de « gacaca » se trouve dans le rapport des réunions d’urugwiro. C’est l’embryon de ce qui a été par la suite codifié par la loi, mis en place et régulièrement adapté[8]

§2. Principes et pratiques des juridictions « gacaca »

L’expérience, le fonctionnement et les résultats des juridictions gacaca, leur portée et leurs limites sont en premier lieu définis par la manière dont ils étaient conçus avant leur mise en œuvre. Comme expliqué plus haut, ce système de juridictions a vu le jour pendant la réunion d’urugwiro et a subi plusieurs modifications au fil du temps, en fonction notamment des conclusions des enquêteurs installés dans 751 localités à partir de 2002. Nous nous intéressons ici aux caractéristiques du système depuis sa mise en place au niveau national en 2005. Les juridictions gacaca furent instaurées pour juger les auteurs de crimes de génocide et d’autres crimes contre l’humanité commis entre 1er octobre 1990 et 31 décembre 1994.              

Ce processus avait cinq objectifs : établir la vérité sur ce qui s’était passé ; accélérer les procédures judiciaires à l’encontre des accusés de crime de génocide ; éradiquer la culture d’impunité ; réconcilier les rwandais et renforcer leur unité ; utiliser les capacités de la société rwandaise à faire face à ses problèmes par l’intermédiaire d’une justice fondée sur les coutumes rwandaises. Pour faciliter le processus, trois principes fondamentaux, ou pierre angulaire, furent intégrés à la législation sur le génocide et les « gacaca ».  

Le principe de la popularisation ou de décentralisation de la justice, d’une part avec l’installation des nombreuses juridictions dans chaque division administrative de la société. Cette procédure initiait les gacaca traditionnelles, avec de non-professionnels tenant lieu de juges et la population toute entière participant activement (au-delà de la simple présence physique) en tant qu’assemblée générale ». D’autre part, le principe d’accords sur les charges et la culpabilité, pour augmenter la qualité des peuples et d’information disponibles. Ce dispositif a été institué pour faciliter la collecte de preuves. 

L’accusé devait donner autant de détails que possible sur l’infraction (comment, où, quand, victimes, complices, dégâts causés, etc.) et présenter des excuses publiques afin que ses aveux soient acceptés et sa peine diminuée. Grâce à un décret présidentiel de 2003, on pouvait en principe bénéficier d’une réduction de peine en recevant des informations sur les crimes commis. Des aveux complets et sincères, accompagnés d’une demande de pardon, étaient une condition sine qua non de mise en liberté provisoire. Cela encourage les aveux dans les gacaca des prisons dès 1998. 

A l’origine, cas avaient été motivés par la pression de l’Etat, via des campagnes de sensibilisation, mais ils avaient aussi une forte connotation religieuse. Ces deux pierres angulaires facilitent la découverte de la vérité, qui fonctionne par la suite comme base du cadre intégral de la justice tradi-moderne dans le Rwanda post-génocide. 

Une troisième caractéristique fondamentale est le principe de réparation par type d’infraction. Les personnels suspectés de crimes de génocide et des crimes contre l’humanité sont poursuivis dans un système de juridictions parallèles. Celles qui sont identifiées comme des responsables principaux et des organisations de la violence sont jugés par des tribunaux ordinaires, tandis que les autres comparaissent devant les juridictions « gacaca »[9].

Depuis 2005, des séances de gacaca ont été organisées dans 9.013 cellules et 1.545 secteurs du Rwanda. Dans la société rwandaise, une cellule correspond à une petite communauté de proximité. C’est le plus bas niveau de l’administration. Il regroupe plusieurs cellules. Il y a au total 12.103 juridictions gacaca instaurées dans tout le pays et présidées par 169.442 « inyangamugayo » ou juges locaux. Le processus de gacaca a connu deux phases. La première s’est déroulée au niveau administratif des cellules entre 2005 et juillet 2006 quand les informations ont été recueillies dans chaque cellule par le biais des aveux et des accusations. En pratique, quatre tendances ont été observées. Premièrement, cette phase s’est caractérisée par une participation massive des pouvoirs publics, exécutant et supervisant une tâche normalement dévolue aux juges. Deuxièmement, on ne pouvait recueillir que des témoignages à charge ou des accusations. Troisièmement, il était possible d’interpréter et d’appliquer à sa façon les directives émises par le service national des juridictions gacaca, en fonction de la localité. Quatrièmement, en fonction des estimations des procédures pilotes, 5% seulement des affaires en attente étaient le résultat d’aveux. 

La deuxième phase, dite phase de procès, a commencé en juillet 2006. Les informations recueillies de la phase précédente permettent d’organiser les procès des accusés et des personnes ayant avoué. Lors de cette phase, à savoir l’accusé ou la personne ayant avoué et l’accusateur ou la victime, ou les parties au contentieux (la victime et l’agresseur) parviennent à un arrangement à l’amiable concernant le type et le montant de la réparation[10]

Enfin, la découverte de la vérité est la base du cadre intégral de la justice tradi-moderne dans le Rwanda post-génocide. Les juridictions « gacaca » sont le principal instrument de justice traditionnelle du Rwanda. Elles correspondent à l’objectif avoué de responsabilité, toujours présent, tout en évoquant la réconciliation. Ainsi, les trois principes fondamentaux ou pierres angulaires, furent intégrés à la législation sur le génocide et les gacaca : la popularisation ou décentralisation de la justice, avec l’installation des nombreuses juridictions dans chaque division administrative de la société ; le principe d’accord sur les charges et la culpabilité de répartition par type d’infraction. La différence entre l’ancienne et la nouvelle gacaca n’est pas une différence de degré mais de nature. Les gacaca actuelles ont été instituées par l’Etat, avec des règles et des personnes chargées de prendre des notes. La version traditionnelle était beaucoup plus directe dans son fonctionnement et dans ses objectifs. L’idée était de rassembler les gens, de parler du problème ou du conflit pour rétablir des relations harmonieuses et d’empêcher la haine de persister entre les familles. Les décisions prises étaient essentiellement symboliques et avaient un caractère réparateur, avec des châtiments en guise de réparation ; tandis que les juridictions d’aujourd’hui cherchent à punir les personnes par des peines d’emprisonnement. Ce n’est que lorsque l’on parvient à des arrangements à l’amiable au sujet des biens et que les juges servent alors en quelque sorte de comité de supervision de la tentative de réconciliation que l’on perçoit l’esprit des anciennes gacaca, donc des médiations. 

§3. La vie après le génocide et la mise en place des juridictions « gacaca » 

Au cours des dix ans qui se sont écoulées entre le génocide et le début des procès en « gacaca », les victimes et les personnes impliquées dans la violence sans être en position d’autorité pendant le génocide ont repris leur vie ensemble sur leurs collines respectives. Pas toujours en tant que voisins, puisque les rescapés ont souvent été regroupés dans des sites de réinstallation, mais toujours à proximité. Ils ont donc dû développer un mode de vie et des manières leur permettant de se comporter entre eux. Il est important de comprendre les stratégies et tactiques employées au quotidien pendant les dix années qui ont précédé la mise en place par l’Etat des juridictions « gacaca ». Cela nous permet de vérifier si leur arrivée a facilité ou perturbé le processus naturel de confrontation au passé. Vivre ensemble n’était pas un choix personnel qu’une simple nécessité. Au départ, la cohabitation fut marquée par une peur mutuelle, qui s’est atténuée au fil du temps. Après 2003, un regain de peur apparut ponctuellement à chaque vague de libération de détenus ayant avoué en prison. Jusqu’en 2005, début des « gacaca », les conséquences du génocide était essentiellement exprimées en termes de pertes matérielles et humaines. La méfiance entre les différents groupes ethniques était présente, mais restait sous la surface de la vie sociale. Par nécessité, la vie reprenait une forme de normalité et de cohabitation. La vie dans les collines est très pragmatique. Les tensions et les conflits sont gardés dans l’ombre, car voisins et villageois dépendent les uns des autres dans leurs activités quotidiennes et dans leur lutte pour survivre dans des conditions de paupérisation commune[11]

La réconciliation « superficielle » diverge de sa version solide, au Rwanda comme ailleurs. La cohabitation est une question de nécessité, qui peut perdre avec le temps son caractère inquiétant pour les personnes directement concernées, tandis que la réconciliation des personnes est une affaire du cœur, une question de ressenti de relations sociales. Les rwandais, et en particulier les rescapés font référence souvent au cœur lorsqu’ils parlent des événements passés et expriment la nature et le degré de confiance qu’ils éprouvent pour leurs voisins, les autres villageois ou les membres de l’autre groupe ethnique. Dans le contexte rwandais, le cœur est la force qui unifie l’être humain. C’est à la fois le centre de réception des impulsions vers l’extérieur et le lieu du mouvement intérieur. Les émotions, les pensées et la volonté sont liées et unifiées dans le cœur. Le cœur est inaccessible aux autres mais c’est là que réside la vérité. Et avec la violence qu’ils ont vécue autour d’eux, « les cœurs ont changé ». Les cœurs ont changé en raison des crimes commis, de la violence vécue et des actes dégradants qui ont été observés. Les conditions de vie, l’univers social et les relations quotidiennes ont repris une forme de normalité, mais cette façade extérieure ne relève pas grand-chose sur l’intérieur des gens. Les apparences sont trompeuses, comme le rappellent les dictons populaires : « entre le cœur et la langue il y a une énigme » ou « donner du lait au ventre qui a avalé la haine, il haïra davantage ». Les actes et les relations au quotidien sont devenus une manière d’affronter le passé, au sens positif comme au sens négatif : se croiser en chemin dans les champs, offrir et partager une bière de banane au cabaret local, inviter à un mariage ou donner un coup de main pour transporter un malade à l’hôpital peut catalyser la restructuration des émotions et des relations. Tandis qu’accuser de sorcellerie, menacer, suspecter d’empoisonnement, interpréter un clin d’œil ou omettre d’inviter quelqu’un à une cérémonie suffit à alimenter la méfiance. Des alliances ont parfois été conclues entre victimes et coupables, par nécessité, mais aussi parfois par choix. Explorer et s’engager dans ces pratiques étaient un moyen d’inspecter l’humanité de l’autre, cristallisée dans son cœur. Au cours de ces pratiques et rencontres de tous les jours, l’implication du passé avait évolué au fil des ans. Ce que nous appelons dire la vérité, rendre la justice, encourager la réconciliation ou offrir une compensation (ou les émotions inverses, comme la vengeance ou la méfiance) se sont enracinés dans les ambiguïtés de la vie sociale. Les implications du passé se sont intriquées dans la toile de la communauté de proximité étroitement liés, qu’un œil étranger, habitué aux différentes idées préconçues sur ce qui va de soi, aura du mal à comprendre.        Dans tous les cas, le silence sur le passé était de mise. Les choses « d’avant » étaient connues ou soupçonnées, mais personne n’en parlait à haute voix. On explorait que tacitement le cœur de l’autre. L’arrivée des « gacaca » a bouleversé cette situation. 

Elles ne vinrent pas catalyser un processus naturel, quoique très difficile, de cohabitation qui s’était enclenché. Elles vinrent en modifier le fond : comme indiqué plus haut, le système a pour pierre angulaire le fait de dire, révéler ou la vérité. 

Enfin, les systèmes des juridictions « gacaca » ont favorisé la réconciliation dans la vie après génocide au Rwanda. Cette institution a conduit à la médiation et a enterré les faces des émotions du passé[12]

[1] O. N. Broohm, op.cit. pp.1-2. 63 O. N. Broohm, op.cit. p.3.

[2] IDEA, op.cit., p.36.

[3] F. REYNTJENS, le gacaca ou la justice du gazon au Rwanda, politique africaine, n°40, 1990. 

[4] IDEA, op.cit., pp.48-49.

[5] F. REYNTHENS, op.cit., p.40.

[6] Haut-Commissariat des Nations-Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), Gacaca: Le droit coutumier au Rwanda, HCDH, Kigali, 1996

[7] HCDH, op.cit.

[8] Rwanda, op.cit., p.40.

[9] Rwanda, op.cit., p.10. 

[10] IDEA, op.cit., p.47. 

[11] Rwanda, op.cit., p.54. 

[12] IDEA, op.cit., p.56. 

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